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LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES

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LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES

COURONNÉS PAR l'aCADEMIE FRANÇAISE

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45 DESSINS PAR BENETT

COLLECTION HETZEE

18, RUE JACOB

PARIS (vi°)

Tous droits de traduction et de reproduction réservés.

1*-<

ROBUR-LE-CONQUÉRANT

OU LE MONDE SAVANT ET LE MONDE [GNORANT SONT AUSSI EMBARRASSÉS I.Y\ OUF. L AUTRE.

« Pan!... Pan!... »

Les deux coups de pistolet partirent presque en même temps. Une vache,

1

ROBI /R-LE-CONQUEKANT.

qui paissait à cinquante pas de là, reçut une des balles dans l'échiné. Elle n'était pour rien dans l'allaite, cependant. Ni l'un ni l'autre des deux adversaires n'avait été louché. Quels étaient ces deux gentlemen? On ne sait, et, cependant, c'eût été là, sans doute, l'occasion de faire parvenir leurs noms à la postérité. Tout ce qu'on peut dire, c'est que le plus âgé était Anglais, le plus jeune Américain. Quanta indiquer en quel endroit l'inoffensif ruminant venait de paître sa dernière touffe d'herbe, rien de plus facile. C'était sur la rive droite du Niagara, non loin de ce pont suspendu qui réunit la rive américaine à la rive canadienne, trois milles au-dessous des chutes.

L'Anglais s'avança alors vers l'Américain : « Je n'en soutiens pas moins que c'était le /iule Britannia! dit-il. Non! le Yankee Doodle! répliqua l'autre.

La querelle allait recommencer, lorsque l'un des témoins, sans doute clans l'intérêt du bétail s'interposa, disant :

» Mettons que c'était le Rule Doodle et le Yankee Britannia, et allons déjeuner! a

Ce compromis entre les deux chants nationaux de 1 Amérique et de la Grande-Bretagne fut adopté à la satisfaction générale. Américains et Anglais, remontant la rive gauche du Niagara, vinrent s'attabler dans l'hôtel de Coat-Island, un terrain neutre entre les deux chutes. Comme ils sont en présence des œufs bouillis et du jambon traditionnels, du roastbeef froid, relevé de pickles incendiaires, et de flots de thé à rendre jalouses les célèbres cata- ractes, on ne les dérangera plus. 11 est peu probable, d'ailleurs, qu'il soit encore question d'eux dans celte histoire.

Qui avait raison de l'Anglais ou de l'Amciicain? 11 eût été difficile de se prononcer. En tout cas, ce duel montre combien les esprits s'étaient passionnés, non seulement dans le nouveau, mais aussi dans l'ancien continent, à propos d'un phénomène inexplicable, qui, depuis un mois environ, mettait toutes les cervelles à l'envers.

...Os sublime dédit cœlumque lueri,

BRUITS INEXPLIQUES.

a dit Ovide pour le plus grand honneur de la créature humaine En vérité, jamais on n'avait tant regardé le ciel depuis l'apparition de l'homme sur le globe ter- restre.

Or, précisément, pendant la nuit précédente, une trompette aérienne avait lancé ses. notes cuivrées à travers l'espace, au-dessus de cette portion du Canada située entre le lac Ontario et le lac Éiié. Les uns avaient entendu le Yankee Doodle, les autres le Raie Britannia. De cette querelle d'Anglo- Saxonsqui se terminait par un déjeuner à Goat-Island. Peut-être, en somme, n'était-ce ni l'un ni l'autre de ces chants patriotiques. Mais ce qui n'était douteux pour personne c'est que ce son étrange avait ceci de particulier qu'il semblait descendre du ciel sur la terre.

Fallait-il croire à quelque trompette céleste, embouchée par un ange ou un archange'?... N'était-ce pas plutôt de joyeux aéronautes qui jouaient de ce sonore instrument, dont la Renommée fait un si bruyant usage?

Non! 11 n'y avait ni ballon, ni aéronautes. Un phénomène extraordinaire se produisait dans les hautes zones du ciel phénomène dont on ne pouvait reconnaître la nature ni l'origine. Aujourd'hui, il apparaissait au- dessus de l'Amérique, quarante-huit heures après au-dessus de l'Europe, huit jours plus tard, en Asie, au-dessus du Céleste-Empire. Décidément, si la trompette qui signalait son passage n'était pas relie du jugement dernier, qu'était donc cette trompette?

De là, en tous les pays de la terre, royaumes ou républiques, une certaine inquiétude qu'il importait de calmer. Si vous entendiez dans votre maison quelques bruits bizarres et inexplicables, ne chercheriez-vous pas au plus vite à reconnaître la cause de ces bruits, et, si l'enquête n'aboutissait à rien, n'aban- donneriez-vous pas votre maison pour en habiter une autre? Oui, sans doute! Mais ici, la maison, c'était le globe terrestre. Nul moyen de le quitter pour la Lune, Mars, Vénus, Jupiter, ou toute autre planète du système solaire. Il fallait donc découvrir ce qui se passait, non dans le vide infini, mais dans les zones atmosphériques. En effet, pas d'air, pas de bruit, et, comme il y avait bruit, toujours la fameuse trompette! c'est que le phénomène s'accomplissait au milieu de la couche d'air, dont la densité va toujours

4 ROBUR-LE-CONQUÉUANT.

en diminuant et qui ne s'étend pas à plus de deux lieues nutour de notre sphéroïde.

Naturellement, des milliers de feuilles publiques s'emparèrent de la ques- tion, la traitèrent sous toutes ses formes, l'éclaircirent ou l'obscurcirent, rapportèrent des laits vrais ou faux, alarmèrent ou rassurèrent leurs lecteurs, dans l'intérêt du tirage. passionnèrent enfin les masses quelque peu affolées. Du coup, la politique fut par terre, et les affaires n'en allèrent pas plus mal. Mais qu'y avait-il?

On consulta les observatoires du monde entier. S'ils ne répondaient pas, h quoi bon des observatoires? Si les astronomes, qui dédoublent ou détriplenl des étoiles à cent mille milliards de lieues, n'étaient pas capables de recon- naître l'origine d'un phénomène cosmique, dans le rayon de quelques kilo- mètres seulement, à quoi bon des astronomes?

Aussi, ce qu'il y eut de télescopes, de lunettes, de longues-vues, de lorgnettes, de binocles, de monocles, braqué- vers le ciel, pendant ces belles nuits de l'été, ce qu'il y eut d'yeux à l'oculaire des instruments de toutes portées et de toutes grosseurs, on ne saurait l'évaluer. Peut-être des centaines de mille, à tout le moins. Dix fois, vingt fois plus qu'on ne compte d'étoiles à l'oeil nu sur la sphère céleste. Non! Jamais éclipse, observée simultanément sur tous les points du globe, n'avait été à pareille fête.

Les observatoires répondirent, mais insuffisamment. Chacun donna .une opinion, mais différente. De là. guerre intestine dans le monde savant pen- dant les dernières semaines d'avril et les premières de mai.

L'observatoire de Paris se montra très réservé. Aucune des sections ne se prononça. Dans le service d'astronomie mathématique, on avait dédaigné de regarder; dans celui des opérations méridiennes, on n'avait rien découvert; dans celui des observations physiques, on n'avait rien aperçu; dans celui de la géodésie, on n'avait rien remarqué; dans celui de la météorologie, on n'avait rien entrevu; enfin, dans celui des calculateurs, on n'avait rien \u. Du moins l'aveu était franc. Même franchise à l'observatoire de Montsouris, à la station magnétique du parc Saint-Maur. Même respect de la vérité au Bureau dîs Longitudes. Décidément, Français veut dire « franc ».

BRUITS INEXPLIQUES.

La province fui un peu plus affirmative. Peut-ùlre dans la nuit du 6 au 7 mai avait-il paru une lueur d'origine électrique, dont la durée n'avait pas dépassé vingt secondes. Au Pic-du-Midi, cette lueur s'était montrée entré neuf et dix heures du soir. A l'observatoire météorologique du Puy-de-Dôme, on l'avait saisie entre une heure et deux heures du malin; au Mont Venloux, en Provence, entre deux et trois heures; à Nice, entre trois et quatre heures; enfin, au Semnoz-Alpes, entre Annecy, le Bourget et le Léman, au moment l'aube blanchissait le zénith.

Evidemment, il n'y avait pas à rejeter ces observations en bloc. Nul doute que la lueur eût été observée en divers postes— successivement danslelaps de quelques heures. Donc, ou elle était produite par plusieurs foyers, courant à travers l'atmosphère terrestre, ou, si elle n'était duc qu'à un foyer unique, c'est que ce foyer pouvait se mouvoir avec une vitesse qui devait atteindre bien près de deux cents kilomètres à l'heure.

Mais, pendant le jour, avait-on jamais vu quelque chose d'anormal dans l'ait V

Jamais.

La trompette, du moins, s'était-elle fait entendre à travers les couches aériennes?

Pas le moindre appel de trompette n'avait retenti entre le lever et le cou- cher du soleil.

Dans le Royaume-Uni. on fut très perplexe. Les observatoires no purent se mettre d'accord. Greenwich ne parvint pas à s'entendre avec Oxford, bien que tous deux soutinssent « qu' il n'y avait rien. »

« Illusion d'optique! disait l'un,

Illusion d'acoustique! » répondait l'autre.

Et là-dessus, ils disputèrent. En tout cas, illusion.

A l'observatoire de Berlin, à celui de Vienne, la discussion 'menaça d'amener des complications internationales. Mais la Russie, en la personne du directeur de son observatoire de Poulkowa, leur prouva qu'ils avaient raison tous deux; cela dépendait du point de vue auquel ils se mettaient pour déter- miner la nature du phénomène, en théorie impossible, possible en pratique.

R0B1 R-LE-CONQUERANT.

En Suisse, à l'observatoire de Saùlis, dans le canton d'Appenzel. au Righi, an Cabris, dans les postes du Saint-Gothard, du Saint-Bernard, du Julier, du Simplon, de Zurich, du Somblick dans les Alpes tyroliennes, on lit preuve d'une extrême réserve à propos d'un fait cpie personne, n'avait jamais pu con- stater — ce qui est fort raisonnable.

Mais, en Italie, aux stations météorologiques du Vésuve, au poste de l'Etna, installé dans l'ancienne Casa Inglese, au Monte Cavo, les observateurs n'hési- tèrent pas à admettre la matérialité du phénomène, attendu qu'ils l'avaient pu voir, un jour, sous l'aspect d'une petite volute de vapeur, une nuit, sous l'apparence d'une étoile filante. Ce que c'était, d'ailleurs, ils n'en savaient absolument rien.

En vérité, ce mystère commençait à fatiguer les gens de science, tandis qu'il continuait à passionner, à effrayer même les humbles et les ignorants, qui ont foi nié, forment et formeront l'immense majorité en ce monde, grâce à l'une des plus sages lois de la nature. Les astronomes et les météorologistes auraient donc renoncé à s'en occuper, si, dans la nuit du 20 au 27, à l'obser- vatoire de Kantokeino, au Finmark, en Norvège, et dans la nuit du 28 au 29, à celui de l'Isfjord, au Spitzberg, les Norvégiens d'une part, les Suédois de l'autre, ne se fussent trouvés d'accord sur ceci : au milieu d'une aurore bo- réale avait apparu une sorte de gros oiseau, de monstre aérien. S'il n'axait pas été possible d'en déterminer la structure, du moins n'était-il pas douteux qu'il eût projeté hors de lui des corpuscules qui détonnaient comme des bombes.

En Europe, on \oulut bien ne pas mettre en doute cette observation des stations du Finmark et du Spitzberg. Mais, ce qui parut le plus phénoménal en tout cela, c'était que des Suédois et des Norvégiens eussent pu se mettre d'accord sur un point quelconque.

(tu rit de la prétendue découverte dans tous les observatoires de l'Amérique du Sud. au Brésil, au Pérou comme à la Plata, dans ceux de l'Australie, à Sidney, à Adélaïde comme à Melbourne. Et le rire australien est des plus com- municatifs.

Bref, un seul chef de station météorologique se montra affirmatif sur cette question, malgré tous les sarcasm": r.e sa solution pouvait faire naître. Ce

BRI ITS INEXPLIQUÉS.

fut un Chinois, le directeur île l'observatoire de Zi-Ka-Wey, élevé au milieu d'une vaste plaine, à moins de dix lieues de la mer, avec un horizon im- mense, baigné d'air pur.

« Il se pourrait, dit-il, que l'objet dont il s'agit fût tout simplement un appareil aviateur, une machine volante! »

Quelle plaisanterie !

Cependant, si les controverses furent vives dans l'Ancien Monde, on imagine ce qu'elles durent être en cette portion du Nouveau, dont les États-Unis occu- pent le plus vaste territoire.

L'n Yankee, on le sait, n'y va pas par quatre chemins. Il n'en prend qu'un, et généralement celui qui conduit droit au but. Aussi les observatoires de la Fédération américaine n'hésitèrent-ils pas à se dire leur fait. S'ils ne se jetèrent pas leurs objectifs à la tête, c'est qu'il aurait fallu les remplacer au moment l'on avait le plus besoin de s'en servir.

En celte question si controversée, les observatoires de Washington dans le district de Colombia, et celui de Cambridge clans l'État de Duna, tinrent tête à celui de Darmouth-College dans le Connecticut , et à celui d'Aun-Arbor dans le Michigan. Le sujet de leur dispute ne porta pas sur la nature du corps observé, mais sur l'instant précis de l'observation; car tous prétendirent l'avoir aperçu dans la même nuit, à la même heur.', à la même minute, à la même seconde, bien que la trajectoire du mystérieux mobile n'occupât qu'une médiocre hauteur au-dessus de l'horizon. Or, du Connecticut au Michigan, du Duna au Colombia, la distance est assez grande pour que cette double obser- vation, faite au même moment, pût être considérée comme impossible.

Dudley, à Albany, dans l'État de New-York, et W'est-Point, de l'Académie militaire, donnèrent tort à leurs collègues par une note qui chiffrait l'ascen- sion droite et la déclinaison dudit corps.

Mais il fut reconnu plus tard que ces observateurs s'étaient trompés de corps, que celui-ci était un bolide qui n'avait fait que traverser la moyenne couche de l'atmosphère. Donc, ce bolide ne pouvait être l'objet en question. D'ailleurs, comment le susdit bolide aurait-il joué de la trompette?

Quant à cette trompette, on essaya vainement de mettre son éclatante fan-

ROBUR-LE-CONQUERANT.

Ni l'un ni l'autre n'avait été touché. (Page 2.)

fare au rans des illusions d'acoustique. Les oreilles, en cette occurrence, ne se trompaient pas plus que les yeux. On avait certainement vu, on avait cer- tainement entendu. Dans la nuit du 1-2 au 13 mai, nuit très sombre,— les observateurs de Yale-College, à l'Ecole scientifique de Shetfield. avaient pu transcrire quelques mesures d'une pbrase musicale, en majeur, à quatre temps, qui donnait note pour note, rythme pour rythme, le refrain du Chant du Départ.

BRUITS INEXPLIQUES.

Uncle Prudent planta s

.iguille. (Page 19.)

« Bon! répondirent les louslics, c'est un orchestre français qui joue au milieu des couches aériennes! »

Mais plaisanter n'est pas répondre. C'est ce que fit remarquer l'observa- toire de Boston, fondé par Y Atlantic Iran Works Society, dont les opinions sur les questions d'astronomie et de météorologie commençaient à faire loi dans le monde savant.

Intervint alors l'observatoire de Cincinnati, créé en 1870 sur le mont

ROBIJR-LE-CONQUERANT.

Lookout, giàce à la* générosité de .M. Kilgoor. et si connu pour ses mesures micrométriques des étoiles doubles. Son directeur déclara, avec la plus entière bonne foi, qu'il y avait certainement quelque chose, qu'un mobile quelconque se montrait, dans des temps assez rapprochés, en divers points de l'atmo- sphère, mais que sur la nature de ce mobile, ses dimensions, sa vitesse, sa trajectoire, il était impossible de se prononcer.

Ce l'ut alors qu'un journal dont la publicité est immense, le Neiv- York- Herald, reçut d'un abonné la communication anonyme qui suit :

« On n'a pas oublié la rivalité qui mit aux prises, il y a quelques années, les deux héritiers de la Begum de Ragginahra, ce docteur français Sarrasin dans sa cité de Francevilie, l'ingénieur allemand Herr Schultze, dans sa cité de Stahlstadt, cités situées toutes deux en la partie sud de l'Orégon, aux États luis.

« On ne peut avoir oublié davantage que, dans le but de détruire France- ville, Herr Schultze lança un formidable engin qui devait s'abattre sur la ville française et l'anéantir d'un seul coup.

« Encore moins ne peut-on avoir oublié que cet engin, dont la vitesse ini- tiale au sortir de la bouche du canon-monstre avait été mal calculée, fut emporté avec une rapidité supérieure à seize fois celle des projectiles ordi- naires, — soit cent cinquante lieues à l'heure, qu'il n'est plus retombé sur la terrre, et que. passé à l'état de bolide, il circule et doit éternellement circuler autour de notre globe.

« Pourquoi ne serait-ce pas le corps en question dont l'existence ne peut être niée? »

Fort ingénieux, l'abonné du New- York- Herald. Et la trompette?... 11 n'y avait pas de trompette dans le projectile de Herr Schultze!

Donc, toutes ces explications n'expliquaient rien, tous ces observateurs observaient mal.

Restait toujours l'hypothèse proposée par le directeur de Zi-Ka-\Yey. Mais l'opinion d'un Chinois!...

BRUITS INEXPLIQUÉS. 11

11 ne faudrait pas croire que la satiété finît par s'emparer du public de l'Ancien et du Nouveau .Monde. Non! les discussions continuèrent déplus belle, sans qu'on parvînt à se mettre d'accord. Et, cependant, il y eut un temps d'arrêt. Quelques jours s'écoulèrent sans que l'objet, bolide ou autre fût signalé, sans que nul bruit de trompette se fit entendre dans les airs. Le corps était-il donc tombé sur un point du globe il eût été dilficile de retrouver sa trace en mer, par exemple? Gisait-il dans les profondeurs de l'Atlantique, du Pacifique, de l'Océan Indien? Comment se prononcer à cet égard?

Mais alors, entre le 2 et le 0 juin, une série de faits nouveaux se produi- sirent, dont l'explication eût été impossible par la seule existence d'un phé- nomène cosmique.

En huit jours, les Hambourgeois, à la pointe de la Tour Saint-Michel, les Turcs, au plus haut minaret de Sainte-Sophie, les Rouennais, au bout de la flèche métallique de leur cathédrale, les Strasbourgeois, à l'extrémité du Munster, les Américains, sur la tète de leur statue de la Liberté, à l'entrée de l'Hudson, et. au faite du monument de Washington, à Boston, les Chinois, au sommet du temple des lanq-Cenis-Génies, à Canton, les Indous, au seizième étage de la pyramide du temple de Tanjour, les San-Pietrini, à la croix de Saint-Pierre de Rome, les Anglais, à la croix de Saint-Paul de Londres, les Égyptiens, à l'angle aigu de la Grande Pyramide de Gizèh, les Parisiens, au paratonnerre de la Tour en fer de l'Exposition de 1889, haute de trois cents mètres, purent apercevoir un pavillon qui flottait sur chacun de ces points difficilement accessibles.

Et ce pavillon, c'était une étamine noire, semée d'étoiles, avec un soleil d'or à son centre.

ROBUR-LE-CONQUERANT.

II

DANS LEQUEL LES MEMBRES DU WELDON -INSTITUTE i SE DISPUTENT SANS PARVENIR A SE METTRE D'ACCORD.

« Et le premier qui dira le contraire...

Vraiment!... Mais on le dira, s'il y a lien de le dire!

Et en dépil de \03 menaces!...

Prenez garde a \.>^ paroles, Bal Fui!

Et aux vôtres, Uncle Prudent!

Je soutiens que l'hélice ne doit pas être à l'arrière!

Nous aussi!... Nous aussi!... répondirenl cinquante voix, confondues dans un commun accord.

Non!... Elle doit être à l'avant! s'écria Phi] Evans.

A lavant! répondirent cinquante autres voix avec une vigueur non moins remarquable.

Jamais nous ne serons du môme avis!

Jamais !... Jamais !

Alors à quoi bon disputer ?

Ce n'est pas de la dispute !... C'est de la discussion ! »

On ne l'aurait pas cru, à entendre les réparties, les objurgations, les voci- férations, qui emplissaient la salle des séances depuis un bon quart d'heure.

Cette salle, il est vrai, était la plus grande du Weldon-Inslitut, club célèbre entre tous, établi Walnut-Street, à Philadelphie, État de Pensylvanie, États- Unis d'Amérique.

Or, la veille, dans la cite, à propos de l'élection d'un allumeur de gaz, il y avail eu manifestations publiques, meetings bruyants, coups échangés de

ACCORD IMPOSSIBLE. 13

part et d'autre. De là. une effervescence qui n'était pas encore calmée, et d'où provenait peut-être cette surexcitation dont les membres du Weldon- Institut venaient de faire preuve. Et, cependant, ce n'était qu'une simple réunion de « Ballonistes >>, discutant la question encore palpitante même à cette époque de la direction des ballons.

Cela se passait dans une ville des États-Unis, dont le développement rapide fut supérieur même à celui de New- York, de Chicago, de Cincinnati, de San Francisco, une ville, qui n'est pourtant ni un port, ni un centre minier de houille ou de pétrole, ni une agglomération manufacturière, ni le terminus d'un rayonnement de voies ferrées, une ville plus grande que Berlin, .Man- chester, Edimbourg, Liverpool, Vienne, Pétersbourg, Dublin, une ville qui possède un pare dans lequel tiendraient ensemble les sept parcs de la capi- tale de l'Angleterre, une ville, enfin, qui compte actuellement près de douze cent mille âmes et sedit la quatrième ville du inonde, après Londres, Taris et New-York.

Philadelphie est presque une cité de marbre avec ses maisons de grand caractère et ses établissements publics qui ne connaissent point de rivaux. plus important de tous les collèges du Nouveau-Monde est le collège Girard, et il est à Philadelphie Le plus large pont de fer du globe est le pont jeté sur la rivière Schuylkill, et il est à Philadelphie. Le plus beau temple de la Franc- Maçonnerie est le Temple Maçonnique, et il est à Philadephie. Enfin, le plus grand club des adeptes de la navigation aérienne est. à Philadelphie. Et si l'on veut bien le visiter dans cette soirée du 1-2 juin, peut-être y trouvera-t-on quelque plaisir.

En cette grande salle s'agitaient, se démenaient, gesticulaient, parlaient, discutaient, disputaient, tous le chapeau sur la tête, une centaine de bal- lonistes, sous la haute autorité d'un président assisté d'un secrétaire et d'un trésorier. Ce n'étaient point des ingénieurs de profession. Non, de simples amateurs de tout ce qui se rapportait à l'aérostatique, mais amateurs enragés et particulièrement ennemis de ceux qui veulent opposer aux aérostats les appareils « plus lourds que l'air », machines volantes, navires aériens ou autres. Que ces braves gens dussent jamais trouver la direction des ballons,

ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

c'est possible. En tout cas, leur président avait quelque peine à les diriger eux-mêmes.

Ce président, bien connu à Philadelphie, était le fameux Uncle Prudent, Prudent, de son nom de famille. Quant au qualificatif Uncle, cela ne sau- rait surprendre en Amérique, l'on peut être oncle sans avoir ni neveu ni nièce. On dit Uncle, là-bas, comme, ailleurs, on dit père, de gens qui n'ont jamais fait œuvre de paternité.

Uncle Prudent était un personnage considérable, et, en dépit de son nom, ciié pour son audace. Très riche, ce qui ne gâte rien, même aux États-Unis. Et comment ne l'eût-il pas été, puisqu'il possédait une grande partie des actions du Niagara-Falls ? A cette époque, une société d'ingénieurs s'était fon- dée à Buffulo pour l'exploitation des chutes. Affaire excellente. Les sept mille cinq cents mètres cubes que le Niagara débite par seconde, produisent sept millions de chevaux-vapeur. Cette force énorme, distribuée à toutes les usines établies dans un rayon de cinq cents kilomètres, donnait annuellement une économie de quinze cents millions de francs, dont une part rentrait dans les caisses de la Société et en particulier dans les poches de Uncle Prudent. D'ailleurs, il était garçon, il vivait simplement, n'ayant pour tout personnel domestique que son valet Frycollin, qui ne méritait guère d'être au service d'un maître si audacieux. 11 y a de ces anomalies.

Que Uncle Prudent eût des amis, puisqu'il était riche, cela va de soi; mais il avait aussi des ennemis, puisqu'il était président du club, entre autres, tous ceux qui enviaient cette situation. Parmi les plus acharnés, il convient de citer le secrétaire du Weldon-Institute.

C'était Phil Evans, très riche aussi, puisqu'il dirigeait la Wallon Watch Comparu/, importante usine à montres, qui fabrique par jour cinq cents mouve- ments h la mécanique et livre des produits comparables aux meilleurs de la Suisse. Phil Evans aurait donc pu passer pour un des hommes les plus heu- reux du monde et même des États-Unis, n'eût été la situation de Uncle Pru- dent. Comme lui, il était âgé de quarante-cinq ans, comme lui d'une santé à toute épreuve, comme lui d'une audace indiscutable, comme lui peu soucieux de troquer les avantages certains du célibat contre les avantages

ACCORD IMPOSSIBLE. 15

douteux du mariage. C'étaient deux hommes bien faits pour se comprendre, mais qui ne se comprenaient pas, et tous deux, il faut bien le dire, d'une extrême violence de caractère, l'un à chaud, Uncle Prudent, l'autre à froid, Phil Evans.

Et à quoi tenait que Phil Evans n'eût été nommé président du club ? Les voix s'étaient exactement partagées entre Uncle Prudent et lui. Vingt fois on avait été au scrutin, et vingt fois la majorité n'avait pu se faire ni pour l'un ni pour l'autre. Situation embarrassante, qui aurait pu durer plus que la vie des deux candidats.

Un des membres du club proposa alors un moyen de départager les voix. Ce fut Jem Cip, le trésorier du Weldon-lnstitute. Jem Cip était un végétarien convaincu, autrement dit, un de ces légumistes, de ces proscripteurs de toute nourriture animale, de toutes liqueurs fermentées, moitié brahmanes, moitié musulmans, un rival des Niewman, des Pilman, des Ward, des Davie, qui ont illustré lu secte de ces toqués inoffensifs.

En celte occurrence, Jem Cip fut soutenu par un autre membre du club. William T. Eorbes, directeur d'une grande usine, l'on fabrique de la glucose en traitant les chiffons par l'acide sulfurique ce qui permet de faire du sucre avec de vieux linges. C'était un homme bien posé, ce William T. Eorbes, père de deux charmantes vieilles filles, miss Dorothée, dite Doll, et miss Marina, dite Mat, qui donnaient le Ion à la meilleure société de Phila- delphie.

Il résulta donc de la proposition de Jem Cip, appuyée par William T. Forbes et quelques autres, que l'on décida de nommer le président du club au « point milieu. »

En vérité, ce mode d'élection pourrait être appliqué en tous les cas il s'agit d'élire le plus digne, et nombre d'Américains de grand sens songeaient déjà à l'employer pour la nomination du président de la République des Etats-Unis.

Sur deux tableaux d'une entière blancheur, une ligne noire avait été tracée. La longueur de chacune de ces lignes était mathématiquement la même, car on l'avait déterminée avec autant d'exactitude que s'il se fût agi de la base du

ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

La troisième ascension terminée par une chute effroyable. (Page 22.)

premier triangle dans un travail île triangulation. Cria fait, les deux tableaux étant exposés dans le même jour au milieu de la salle des séances, les deux concurrents s'armèrent chacun d'une fine aiguille et marchèrent simultanément vers le tableau qui lui était dévolu. Celui des deux rivaux qui planterait son aiguille le. plus près du milieu de la ligne, serait proclame président du Weldon-Institule. Cela va sans dire, l'opération devait se faire d'un coup, sans repères, sans

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La question îles biiUucs.

ACCORD IMPOSSIBLE. 19

talonne. nenls, rien que par hi sûreté du regard. Avoir le compas dans l'œil, suivant l'expression populaire, tout était là.

Uncle Prudent planta son aiguille, en même temps que Pliil Evans plantait la sienne. Puis, on mesura afin fie décider lequel des deux concurrents s'était le plus approché du point milieu.

(t prodige! Telle avait été la précision des opérateurs que les mesures ne donnèrent pas de différence appréciable. Si ce n'était pas exactement le milieu mathématique de la ligne, il n'y avait qu'un écart insensible entre les deux aiguilles et qui semblait être le même pour huiles deux.

De là. grand embarras de l'assemblée.

Heureusement, un des membres, Truk Milnor. insista pourq'ueles mesures fussent refaites au moyen d'une règle graduée par les procédés de la machine micrométrique de M. Perreaux, qui permet de diviser le millimètre en quinze cents parties. Cette règle, donnant des quinze-centièmes de millimètre tra- cés avec un éclat de diamant, servit à reprendre les mesures, et, après avoir lu les divisions au moyen d'un microscope, on obtint les résultats sui- vants :

Uncle Prudent s'était approché du point milieu à moins de six quinze-cen- tièmes de millimètre, Phil Evans, à moins de neuf quinze-centièmes.

Et voilà comment Phil Evans ne fut que le secrétaire du Weldon-Institute, tandis que Uncle Prudent était proclamé président du club.

Un écart de trois quinze-centièmes de millimètres, il n'en fallut pas davantage pour que Phil Evans vouât à Uncle Prudent une de ces haines qui, pour être latentes, n'en sont pas moins féroces.

A cette époque, depuis les expériences entreprises dans le dernier quart de ce dix-neuvième siècle, la question des ballons dirigeables n'était pas sans avoir fait quelques progrès. Les nacelles munies d'hélices propulsives, accro- chées en 1852 aux aérostats de forme allongée d'Henry Giffard, en 1872, de Dupuy de Lôme, en 1883, de MM. Tissandier frères, en 1884-, des capitaines Krebs et Renard, avaient donné certains résultats dont il convient de tenir compte. Mais si ces machines, plongées dans un milieu plus lourd qu'elles, manœuvrant sous la poussée d'une hélice, biaisant avec la ligne du vent,

50 R 0 B U II- LE - C 0 N Q U E R A N T.

remontant même une brise contraire pour revenir à leur point de départ. s'étaient ainsi réellement « dirigées, » elles n'avaient pu y réussir que grâce à des circonstances extrêmement favorables. En de vastes halls clos et couverts, parfait! Dans une atmosphère calme, très bien! Par un léger vent de cinq à six mètres à la seconde, passe encore ! Mais, en somme, rien de pratique n'avait été obtenu. Contre un vent de moulin, huit mètres à seconde, ces machines seraient restées à peu près stationnaires ; contre une brise fraîche, dix mètres à la seconde, elles auraient marché en arrière; contre une tempête, vingt-cinq à trente mètres à la seconde, elles auraient été emportées comme une plume; au milieu d'un ouragan, qua- rante-cinq mètres à la seconde. elles eussent peut-être couru le risque d'être mises en pièces; enfin, avec un de ces cyclones qui dépassent cent mètres à la seconde, on n'en aurait pas retrouvé un morceau.

11 était donc constant que. même après les expériences retentissantes des capitaines Krebs et Renard, si les aérostats dirigeables avaient gagné un peu de vitesse, c'était juste ce qu'il fallait pour se maintenir contre une simple brise. D'où l'impossibilité d'user pratiquement jusqu'alors de ce mode de locomotion aérienne.

Quoi qu'il en soit, à côté de ce problème de la direction des aérostats, c'est- à-dire, des moyens employés pour leur donner une vitesse propre, la question des moteurs avait fait des progrès incomparablement plus rapides. Aux machines à vapeur d'Henri Giffard, à l'emploi de la force musculaire de Dupuy de Lùme, s'étaient peu à peu substitués les moteurs électriques. Les batteries au bichromate de potasse, formant des éléments montés en tension. de MM. Tissandier frères, donnèrent une vitesse de quatre mètres à la seconde. Les machines dynamo-électriques des capitaines Krebs et Renard, développant une force de douze chevaux, imprimèrent une vitesse de six mètres cinquante, en moyenne.

Et alors, dans cette voie du moteur, ingénieurs et électriciens avaient cher- ché à s'approcher de plus en plus de ce desideratum qu'on a pu appeler « un cheval-vapeur dans un boîtier de montre ». Aussi, peu à peu, les effets de la pile, dont les capitaines Krebs et Renard avaient gardé le secret, étaient-ils

ACCORD IMPOSSIBLE. 21

dépassés, et. après eux, les aéronautes avaient pu utiliser des moteurs, dont la légèreté s'accroissait en même temps que la puissance.

11 y avait donc de quoi encourager les adeptes qui croyaient à l'utilisation des ballons dirigeables. Et cependant, combien de bons esprits se refusaient à admettre cette utilisation ! En effei, si l'aérostat rencontre un point d'appui sur l'air, il appartient à ce milieu dans lequel il plonge tout entier. En de telles conditions, comment sa masse, qui donne tant de prise aux courants de l'atmo- sphère, po;;rrail-elle tenir tète à des vents moyens, si puissant que fût son propulseur?

C'était toujours la question ; mais on espérait la résoudre en employant des appareils de grande dimension.

Or, il se trouvait que, dans cette lutte des inventeurs à la recherche d'un moteur puissant et léger, les Américains s'étaient le plus rapprochés du fameux desideratum. Un appareil dynamo-électrique, basé sur l'emploi d'une pile nouvelle, dont la composition était encore un mystère, avait été acheté à son inventeur, un chimiste de Boston jusqu'alors inconnu. E>es calculs faits avec le plus grand soin, des diagrammes relevés avec la dernière exactitude, démontraient qu'avec cet appareil, actionnant une hélice de dimension conve- nable, on pourrait obtenir des déplacements de dix-huit à vingt mèlres à la seconde.

En vérité, c'eût été magnifique! - « Et ce n'est pas cher! » avait ajouté Uncle Prudent, en remettant à l'in- venteur, contre son reçu en bonne et due forme, le dernier paquet des cent mille dollars-papier, dont on lui payait son invention.

Immédiatement, le Weldon-Institute s'était mis à l'œuvre. Quand il s'agit d'une expérience qui peut avoir quelque utilité pratique, l'argent sort volon- tiers des poches américaines. Les fonds affluèrent, sans qu'il fût même néces- saire de constituer une société par actions. Trois cent mille dollars, ce qui fait la somme de quinze cent mille francs, vinrent au premier appel s'entasser dans les caisses du club. Les travaux commencèrent sous la direction du plus célèbre aéronaute des États-Unis, Harry W. Tinder, immortalisé par trois de ses ascensions entre mille : l'une, pendant laquelle il s'était élevé à. douze mille

22 ROBUR-LE-CONQUERANT.

mètres, plus haut que Gay-Lussac, Coxwell, Sivel, Crocé-Spinelli, Tissandier, Glaisher; l'autre, pendant laquelle il avait traversé toute l'Amérique de New- York à San-Francisço, dépassant de plusieurs centaines de lieues les itiné- raires des Nadar, des Godard et de tant d'autres, sans compter ce John Wise qui avait fait onze cent cinquante milles de Saint-Louis au comté de Jefferson ; la troisième, enfin, qui s'était terminée par une chute effroyable de quinze cents pieds, au prix d'une simple foulure du poignet droit, tandis que Pilâtre de Rozier, moins heureux, pour n'être tombé que de sept cents pieds, s'était tué sur le coup.

Au uinment commence celte histoire, mi pouvait déjà juger que le Weldon- [nstilule avait mené rondement les choses. Dans les chantiers Turner, à Phila- delphie, s'allongeait un énorme aérostat, dont la solidité allait être éprouvée en y comprimant de l'air sous une forte pression. Celui-là entre tous méritait bien le nom de ballon-monstre.

En effet, que jaugeait le Géant de Nadar? Six mille mètres cubes. Que jaugeait le ballon de John Wise' Vingt mille mètres cubes. Que jaugeait le ballon Giffard, de l'Exposition de 1878?. Vingt -cinq mille mètres cubes, avec dix-huit mètres de rayon. Comparez ces trois aérostats à la machine aérienne du Weldon-InstiLute, dont le volume se chiffrait par quarante mille mètres cubes, et vous comprendrez que Uncle Prudent et ses collègues eussent quelque droit à se gonfler d'orgueil.

Ce ballon, n'étant pas destiné à explorer les plus hautes couches de l'atmo- sphère, ne se nommait pas F.vcelsior, qualificatif qui est un peu trop en honneur chez les citoyens d'Amérique. Non! Il se nommait simplement le Go a head, ce qui veut dire : « En avant, » et il ne lui restait plus qu'à justifier son nom en obéissant à toutes les manœuvres de son capi- taine.

A celte époque, la machine dynamo-électrique était presque entièrement terminée d'après le système du brevet acquis par le Weldon-Institute. On pouvait compter qu'avant six semaines, le Go a head aurait pris son vol à travers l'espace.

On l'a vu, cependant, toutes les difficultés de mécanique n'étaient pas

ACCORD IMPOSSIBLE. -23

encore tranchées. Bien des séances avaient été consacrées à discuter, non la forme de l'hélice ni ses dimensions, mais la question de savoir si elle serait placée à l'arrière de l'appareil, comme l'avaient l'ait les frères Tissandier, ou à l'avant, comme l'avaient fait les capitaines Krebset Renard. Inutile d'ajouter que, dans celle discussion, les partisans des deux systèmes en étaient même venus aux mains. Le groupe îles « Avantisles » égala en nombre le groupe des «Arriéristes ». Uncle Prudent, dont la voix aurait être prépondérante en cas de partage, Uncle Prudent, élevé sans doute à l'école du professeur Buridan, n'était pas parvenu à se prononcer.

Donc, impossibilité de s'entendre, impossibilité de mettre l'hélice eu place. Cela pouvait durer longtemps, à moins que le gouvernement n'intervînt. Mais, aux États-Unis, on le sait, le gouvernement n'aime point à s'immiscer dans les afiTaires privées, ni à se mêler de ce qui ne le regarde pas. En quoi il a raison.

Les cboses en étaient là, et cette séance du 13 juin menaçait de ne pas finir ou plutôt de finir au milieu du plus épouvantable tumulte,— injures échangées, coups de poing succédant aux injures, coups de canne succédant aux coups de poing, coups de revolver succédant aux coups de canne, quand, à huit lieures trente-sept, il se fit une diversion.

L'huissier du Weldon-Institute. froidement et tranquillement, comme un policeman au milieu des orages d'un meeting, s'était approcbé du bureau du président. 11 lui avait remis une carte. 11 attendait les ordres qu'il convien- drait à Uncle Prudent de lui donner.

Uncle Prudent fit résonner la trompe à vapeur qui lui servait de sonnette présidentielle, car même la cloche du Kremlin, ne lui aurait pas suffi !... Mais le tumulte ne cessa de s'accroître. Alors le président « se découvrit », et un demi-silence fut obtenu, grâce à ce moyen extrême.

« Une communication! dit Uncle Prudent, après avoir puisé une énorme prise dans la tabatière qui ne le quittait jamais.

Parlez! parlez! répondirent quatre-vingt-dix-neuf voix, par hasard, d'accord sur ce point.

Un étranger, mes chers collègues, demande à être introduit dans la salle de nos séances.

ROBUR- LE- CONQUERANT.

Jamais! répliquèrent toutes les voix.

11 désire nous prouver, paraît-il, reprit Uncle Prudent, que de croire à la direction des ballons, c'est croire à la plus absurde des utopies. »

Un grognement accueillit cette déclaration. « Qu'il entre!... Qu'il entre!

Comment se nomme ce singulier personnage ? demanda le secrétaire l'bil Evans.

ACCORD IMPOSSIBLE.

25

Robur, répondit L'ncle Prudent.

Robur!... Robur!... Robur! » hurla toute l'assemblée.

Et. si l'accord s'était si rapidement fait sur ce nom singulier, c'est que le Weldon-Institute espérait bien décharger sur celui qui le portait le trop plein de son exaspération.

La tempête s'était donc un instant apaisée. en apparence du moins. D'ailleurs comment une tempête pourrait-elle se calmer chez un peuple qui en

HOBUIt-LE-CONQUERANT.

expédie deux ou trois par mois à destination de l'Europe, sous forme de bourrasques?

III

DANS LEQUEL UN NOUVEAU PERSONNAGE N A PAS BESOIN D ETRE PRÉSENTÉ, CAR IL SE PRÉSENTE LUI-MÊME.

« Citoyens des Etals-Unis d'Amérique, je me nomme Robin-. Je suis digne de ce nom. J'ai quarante ans, bien que je paraisse n'en pas avoir trente, une constitution de fer, une santé a toute épreuve, une remarquable force mus- culaire, un estomac qui passerait pour excellent même dans le monde des autruches. Voilà pour le physique. »

On l'écoutait. Oui! Les bruyants furent tout d'abord interloqués par l'inat- tendu de ce discours pro facie suâ. Etait-ce un fou ou un mystificateur, ce personnage? Quoi qu'il en soit, il imposait et s'imposait. Plus un souffle au milieu de cette assemblée, dans laquelle se déchaînait naguère l'ouragan. Le calme après la houle.

Au surplus, Robur paraissait bien être l'homme qu'il disait être. Une taille moyenne, avec une carrure géométrique, ce que serait un trapèze régulier, dont le plus grand des côtés parallèles était formé par la ligne des épaules. Sur cette ligne, rattachée par un cou robuste, une énorme tête sphéroïdale. A quelle tête d'animal eût-elle ressemblé pour donner raison aux théories de l'Analogie passionnelle? A celle d'un taureau, mais un taureau à face intel- ligente. Des yeux que la moindre contrariété devait porter à l'incandescence, et, au-dessus, une contraction permanente du muscle sourcilier, signe d'extrême énergie. Des cheveux courts, un peu crépus, à reflet métallique, comme eût été un toupet en paille de fer. Large poitrine qui s'élevait ou

UN NOUVEAU PERSONNAGE. 27

s'abaissait avec des mouvements de soufflet de forge. Des bras, des mains, des jambes, des pieds dignes du tronc.

Pas de moustaches, pas de favoris, une large barbiche de marin, à l'améri- caine, — ce qui laissait voir les attaches de la mâchoire, dont les muscles masseters devaient posséder une puissance formidable. On a calculé que ne calcule-.t-on pas? que la pression d'une mâchoire de crocodile ordi- naire peut atteindre quatre cents atmosphères, quand celle du chien de chasse de grande taille n'en développe que cent. On a même déduit celte curieuse formule : si un kilogramme de chien produit huit kilogrammes de force masse- lérienne, un kilogramme de crocodile en produit douze. Eh bien, un kilo- gramme dudit ftobur devait en produire au moins dix. Il était donc entre le ihien et le crocodile.

De quel pays venait ce remarquable type? c'eût été difficile à dire. En tout cas, il s'exprimait couramment en anglais, sans cet accent un peu traînard qui distingue les Yankees de la Nouvelle-Angleterre.

Il continua de la sorte :

« Voici présentement pour le moral, honorables citoyens. Vous voyez devant vous un ingénieur, dont le moral n'est point inférieur au physique. Je n'ai peur de rien ni de personne. J'ai une force de volonté qui n'a jamais cédé devant une autre. Quand je me suis fixé un but, l'Amérique toule entière. le inonde tout entier, se coaliseraient en vain pour m'empêcher de l'atteindre. Quand j'ai une idée, j'entends qu'on la partage et ne supporte pas la contra- diction. J'insiste sur ces détails, honorables citoyens, parce qu'il faut que vous me connaissiez à fond. Peut-être trouverez-vous que je parle trop de moi? Peu importe! Et maintenant, réfléchissez avant de m'interrompre, car je suis venu pour vous dire des choses qui n'auront peut-être pas le don de vous plaire. »

Un bruit de ressac commença à se propager le long des premiers bancs du hall, signe que la mer ne tarderait pas à devenir houleuse.

« Parlez, honorable étranger, » se contenta de répondre Uncle Prudent, qui ne se contenait pas sans peine.

Et Robur parla comme devant, sans plus de souci de ses auditeurs.

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28 ROBUR-LE-CONQUERANT.

« Oui! Je sais! Après un siècle d'expériences qui n'ont point abouti, de tentatives qui n'ont donné aucun résultat, il y a encore des esprits mal équi- librés qui s'entêtent à croire à la direction des ballons. Ils s'imaginent qu'un moteur quelconque, électrique ou autre, peut être appliqué à leurs préten- tieuses baudruches, qui offrent tant de prise aux courants atmosphériques. Ils se figurent qu'ils seront maîtres d'un aérostat comme on est maître d'un navire à la surface des mers. Parce que quelques inventeurs, par des temps calmes, ou à peu près, ont réussi, soit à biaiser avec le vent, soit à remonter une légère brise, la direction des appareils aériens plus légers que l'air deviendrait pratique? Allons donc! Vous êtes ici une centaine qui croyez à la réalisation de vos rêves, qui jetez, non dans l'eau, mais dans l'espace, des mil- liers de dollars. Eh bien, c'est vouloir lutter contre l'impossible!

Chose assez singulière, devant cette affirmation, les membres du Weldon- Institute ne bougèrent pas. Etaient-ils devenus aussi sourds que patients' Se réservaient-ils. désireux de voir jusqu'où cet audacieux contradicteur oserait aller'/ Hobur continua :

« Quoi, un ballon!... quand pour obtenir un allégement d'un kilogramme, il faut un mètre cube de gaz! Un ballon, qui a cette prétention de résister au vent à l'aide de son mécanisme, quand la poussée d'une grande brise sur la voile d'un vaisseau n'est pas inférieure à la force de quatre cents chevaux, quand on a vu dans l'accident du pont de la Tay l'ouragan exercer une pres- sion de quatre cent quarante kilogrammes par mètre carré! Un ballon, quand jamais la nature n'a construit sur ce système aucun être volant, qu'il soit muni d'ailes comme les oiseaux, ou de membranes comme certains poissons et certains mammifères...

Des mammifères?... s'écria un des membres du club.

Oui! la chauve-souris, qui vole, si je ne me trompe! Est-ce que l'inter- rupteur ignore que ce volatile est un mammifère, et a-t-il jamais vu faire une omelette avec des œufs de chauve-souris? »

Là-dessus, l'interrupteur rengaina ses interruptions futures, et Robur con- tinua avec le même entrain :

UN NOUVEAU PERSONNAGE. 29

o Mais est-ce à dire que l'homme doive renoncer à la conquête de l'air, à transformer les mœurs civiles et politiques du vieux monde, en utilisant cet admirable milieu de locomotion? Non pas! Et, de même qu'il est devenu maître des mers, avec le bâtiment, par l'aviron, par la voile, par la roue ou par l'hélice, de même il deviendra maître de l'espace atmosphérique par les appareils plus lourds que l'air, car il faut être plus lourd que lui pour être plus fort que lui. »

Cette fois, l'assemblée partit. Quelle bordée de cris s'échappa de toutes ces bouches, braquées sur Robur. comme autant de bouts de fusils ou de gueules de canons! N'était-ce pas répondre à une véritable déclaration de guerre jetée au camp des ballonisles? N'était-ce pas la lutte qui allait reprendre entre le « Plus léger » et le « Plus lourd que l'air? »

Robur ne sourcilla pas. Les bras croisés sur la poitrine, il attendait brave- ment que le silence se fit.

Lncle Prudent, d'un geste, ordonna de cesser le feu.

•<■ Oui, reprit Robur. L'avenir est aux machines volantes. L'air est un point d'appui solide. Qu'on imprime à une colonne de ce tluide un mouvement ascensionnel de quarante-cinq mètres à la seconde, et un homme pourra se maintenir à sa partie supérieure, si les semelles de ses souliers mesurent en superficie un huitième de mètre carré seulement. Et, si la vitesse de la colonne est portée à quatre-vingt-dix mètres, il pourra y marcher à pieds nus. Or, en faisant fuir, sous les branches d'une hélice, une masse d'air avec cette rapidité, on obtient le même résultat. »

Ce que Robur disait là, c'était ce qu'avaient dit avant lui tous les partisans de l'aviation, dont les travaux devaient, lentement mais sûrement, conduire à la solution du problème. A MM. de Ponton d'Amécourt, de La Landelle, Nadar, de Luzy, de Louvrié, Liais, Réléguic, Moreau, aux frères Richard, à Babinet, Jobert, du Temple, Salives, Penaud, de Villeneuve. Gauchot et Tatin, .Michel Loup, Edison, Planavergne, à tant d'autres enfin, l'honneur d'avoir répandu ces idées si simples! Abandonnées et reprises plusieurs fois, elles ne pouvaient manquer de triompher un jour. Aux ennemis de l'aviation, qui prétendaient que l'oiseau ne se soutient que parce qu'il échauffe l'air dont il se gonfle, leur

30 ROBUU-LE-CONQUÉRANT.

réponse s était-elle donc fait attendre? N'avaient-ils pas prouvé qu'un aigle, pesant cinq kilogrammes, aurait s'emplir de cinquante mètres cubes de ce iluide chaud, rien que pour se soutenir dans l'espace?

C'est ce que Robur démontra avec une indéniable logique, au milieu du brouhaha qui s'élevait de toutes parts. Et, comme conclusion, \oici les phrases qu'il jeta à la face de ces ballonistes :

« Avec vos aérostats, vous ne pouvez rien, vous n'arriverez à rien, vous n'oserez rien! Le plus intrépide de vos aéronaules, John Wise, bien qu'il ait déjà fait une traversée aérienne de douze cents milles au-dessus du continent américain, a renoncer à son projet de traverser l'Atlantique! Et, depuis, vous n'avez pas avancé d'un pas, d'un seul, dans cette voie!

Monsieur, dit alors le président, qui s'efforçait vainement d'être calme, vous oubliez ce qu'a dit notre immortel Franklin, lors de l'apparition de la première montgolfière, au moment le ballon allait naître : « Ce n'est qu'un enfant, niais il grandira! » il a grandi...

Non président, non! 11 n'a pas grandi !... Il a grossi seulement... ce qui n'est pas la même chose! »

C'était une attaque directe aux projets du Weldon-Institute, qui avait décrété, soutenu, subventionné, la confection d'un aérostat-monstre. Aussi des propositions de ce genre, et peu rassurantes, se croisèrent-elles bientôt dans la salle :

« A bas l'intrus !

Jetez-le hors de la tribune!...

Pour lui prouver qu'il est plus lourd que l'air! » Et bien d'autres.

Mais on n'en était qu'aux paroles, non aux voies de fait. Kobur. impassible, put donc encore s'écrier :

« Le progrès n'est point aux aérostats, citoyens ballonistes, il est aux appareils volants. L'oiseau vole, et ce n'est point un ballon, c'est une méca- nique!...

Oui! il vole, s'écria le bouillant Bat T. Fyn, mais il vole contre toutes les règles de la mécanique!

UN NOUVEAU PERSONNAGE. " 31

Vraiment! ■• répondit Robur en haussant les épaules. Puis il reprit :

« Depuis qu'on a étudié le vol des grands et des petits volateurs. cette idée si simple a prévalu : c'est qu'il n'y a qu'à imiter la nature, car elle ne se trompe jamais. Entre l'albatros qui donne à peine dix coups d'aile par minute, entre le pélican qui en donne soixante-dix....

Soixante et onze! dit une voix narquoise.

El l'abeille qui en donne cent quatre-vingt-douze par seconde....

Cent quatre-vingt-treize!... s'éeria-t-on par moquerie.

Et la mouche commune qui en donne trois cent trente....

Trois cent trente et demi !

Et le moustique qui en donne des millions....

Non!... des milliards! »

Mais Robur, l'interrompu, n'interrompit pas sa démonstration, « Entre ces divers écarts... reprit-il.

Il y a le grand! répliqua une voix.

... il y a la possibilité de trouver une solution pratique. Le jour M. de Lucy a pu constater que le cerf-volant, cet insecte qui ne pèse que deux grammes, pouvait enlever un poids de quatre cents grammes, soit deux cents fois ce qu'il pesé, le problème de l'aviation était résolu. En outre, il était démontré que la surface de l'aile décroit relativement à mesure qu'augmen- tent la dimension et le poids de l'animal. Dès lors, on est arrivé à imaginer ou construire plus de soixante appareils....

Qui n'ont jamais pu voler! s'écria le secrétaire Phil Evans.

Qui ont volé ou qui voleront, répondit Robur, sans se déconcerter. Et, soit qu'on les appelle des stréophores, des hélicoptères, des orthopthères, ou, à l'imitation du mot « nef » qui vient de navis, qu'on les fasse venir de avis pour les nommer des « efs... » on arrive à l'appareil dont la création doit rendre l'homme maître de l'espace.

Ah! l'hélice! répartit Phil Evans. Mais l'oiseau n'a pas d'hélice... que nous sachions !

Si. répondit Robur. Comme l'a démontré M. Penaud, en réalité l'oiseau

32 IU>BUR-LE- CONQUERANT.

se l'ait hélice, e! son vol est hélicoptère. Auss l'hélice...

U un pareil mal ifii le-Hélice, préservi

chantonna un des assistants qui, par hasard, avait retenu ce motif du Zampa d'Hérold.

Et tous de reprendre ce refrain en chœur, avec des intonations à taire frémir le compositeur français dans sa tombe.

Puis, lorsque les dernières notes se furent noyées dans un épouvantable cha- rivari, Uncle Prudent, profitant d'une accalmie momentanée, crut devoir dire: Citoyen étranger, jusqu'ici on vous a laissé parler sans vous inter- rompre... »

Il parait (pie. pour le président du Weldon-Inslilutc, ces réparties, ces cris, ('es coq -à-l'âne, n'étaient même pas des interruptions, mais un simple échange d'arguments.

Toutefois, conlinua-t-il, je vous rappellerai que la théorie de l'aviation est condamnée d'avance et repousséc par la plupart des ingénieurs américains ou étrangers. Un système qui a dans sou passif la mort du Sarrasin Volant, à Constantinople, celle du moine Voador, à Lisbonne, celle de Lelur en IS5-2, celle de Groof en 1864, sans compter les victimes que j'oublie, ne fût-ce ipie le mythologique Icare...

Ce système, riposta Robur, n'est pas plus condamnable que celui dont 1.' martyrologe contient les noms de Pilâtre de lîozier, à Calai-, de Mme Blanchard, à Paris, de Donaldson el Grimwood, touillés dans le lac Micbigan, de Sivel et de Crocè-Spinelli, d'Eloy et de tant d'autres (pie l'on se gardera bien d'oublier! »

C'était une riposte « du tac au tac, ■> connue on dit en escrime.

« D'ailleurs, reprit Robur, avec vos ballons, si perfectionnés qu'ils soient, vous ne pourriez jamais obtenir une vitesse véritablement pratique. Vous mettriez dix ans à faire le tour du inonde ce qu'une machine volante pourra faire en huit jours! »

UN NOUVEAU PERSONNAGE.

Nouveaux cris de protestation et de dénégation qui durèrent trois grandes minutes, jusqu'au moment ou Pliil Evans put prendre la parole

< Monsieur l'aviateur, dit-il, vous qui venez nous vanter les bienfaits de l'aviation, avez-vous jamais « avié? »

Parfaitement!

El fait la conquête de l'air?

Peut-être-, monsieur!

llurrah pour Robur-le-Conquérant! s'écria une voix ironique.

Eh bien, oui! Robur-le-Conquérant, et ce nom. je l'accepte, et je le porterai, car j'y ai droil!

Nous nous permettrons d'en douter! s'écria Jem Cip.

Messieurs, reprit Robur. dont les sourcils se froncèrent, quand je viens sérieusement discuter une chose sérieuse, je n'admets pas qu'on me réponde par des démentis, et je serais heureux de connaître le nom de l'inter- rupteur...

Je me nomme Jem Cip... et suis légumiste...

Citoyen Jem Cip, répondit Robur, je savais que, les légumistes ont généralement les intestins plus longs que ceux des autres hommes d'un bon pied au moins. C'est déjà beaucoup... et ne m'obligez pas à vous les allonger encore en commençant par vos oreilles...

A la porte!

A la rue !

Qu'on le démembre!

La loi de Lynch !

Qu'on le torde en hélice!... »

La fureur des ballonistes était arrivée à son comble. Ilsvenaientde se lever. Ils entouraient la tribune. Robur disparaissait au milieu d'une gerbe de bras qui s'agitaient comme au souille de la tempêté. En vain la trompe à vapeur lançait-elle des volées de fanfares sur l'assemblée! Ce soir-là. Philadelphie dut croire que le l'eu dévorait un de ses quartiers et que toute l'eau de la Schuylkill-river ne suffirait pas à l'éteindre.

Soudain, un mouvement de recul se produisit dans le tumulte. Robur, après

3

:sî ROBUR- LE- CONQUERANT.

avuir retiré ses mains de ses poches, les tendait vers les premiers rangs de ers acharnés.

A ces deux mains étaient passés deux de ces coups de poing à l'américaine, qui forment en même temps revolvers, et que la pression des doigts suffit à faire partir, de petites mitrailleuses de poche.

Et alors, profitant non seulement du recul des assaillants, mais aussi du silence qui avait accompagné ce recul :

« Décidément, dit-il, ce n'est pas Améric Vespuce qui a découvert le Nou- veau Monde, c'est Sébastien Cabot! Vous n êtes pas des Américains, citoyens ballonislcs! Vous n'êtes que tics cabo... »

A ce moment, quatre ou cinq coups de feu éclatèrent, tirés dans le vide. Ils ne blessèrent personne. Au milieu de la fumée, l'ingénieur disparut, et, quand elle se fut dissipée, on ne retrouva plus sa trace. Robur-Ie-Conquérant s'était envolé, comme si quelque appareil d'aviation l'eût emporté dans les

!V

MANS LEQUEL, A PROPOS DU VALET FRYCOLLIN. L AUTEUR ESSAYE DE RÉHABILITER LA LUNE.

Certes, et plus d'une fois déjà, à la suite de discussions orageuses, au soi lu de leurs séances, les membres du YVeldon-lnstitule avaient rempli de clameurs Waln ut- street et les rues adjacentes. Plus d'une fois, les habitants de ce quartier s'étaient justement plaints de ces bruyantes queues de discussion> qui les troublaient jusque dans leurs domiciles. Plus d'une fois, enfin, les policemen avaient intervenir pour assurer la circulation des passants, la plupart très indifférents à celte question de la navigation aérienne. Mais. avant cette soirée, jamais ce tumulte n'avait pris de telles proportions, jamais

REHABILITATION DE LA LUNE. 35

les plaintes n'eussent été plus fondées, jamais l'intervention des policemen plus nécessaire.

Toutefois les membres du Weldon-Inslitute étaient quelque peu excusables. On n'avait pas craint de venir les attaquer jusque chez eux. A ces enragés du « Plus léger que l'air » un non moins enragé du « Plus lourd » avait dit de- choses absolument désagréables. Puis, au moment on allait le traiter comme il le méritait, il s'était éclipsé.

Or, cela criait vengeance. Pour laisser de telles injures impunies, il ne fau- drait pas avoir du sang américain dans les veines! Des fils d'Améric traités de fils de Cabot! N'était-ce pas une insulte, d'autant plus impardonnable qu'elle tombait juste. historiquement .'

Les membres du club se jetèrent donc par groupes divers dans Walnut- strcet, puis au milieu des rues voisines, puis à travers tout le quartier. Ils réveillèrent les habitants. Ils les obligèrent à laisser fouiller leurs maisons, quitte à les indemniser, plus tard, du tort fait à la vie privée de chacun. laquelle est particulièrement respectée chez les peuples d'origine anglo- saxonne. Vain déploiement de tracasseries et de recherches. Robur ne fut aperçu nulle part. Aucune trace de lui. Il serait parti dans le Go a head, le ballon du Weldon-lnstitute, qu'il n'aurait pas été plus introuvable. Après une heure de perquisitions, il fallut y renoncer, et les collègues se séparèrent, non sans s'être juré d'étendre leurs recherches à tout le territoire de cett«- double Amérique qui forme le Nouveau Continent.

Vers onze heures, le calme était à peu près rétabli dans le quartier. Phila- delphie allait pouvoir se replonger dans ce bon sommeil, dont les cités, qui ont le bonheur de n'être point industrielles, ont l'enviable privilège. Les divers membres du club ne songèrent plu- qu'à regagner chacun son chez soi. Pour n'en nommer que quelques-uns des plus marquants, William T. Forbes se dirigea du côté de sa grande chiffonnière à sucre, mis Doll et miss Mat lui avaient préparé le thé du soir, sucré avec sa propre glucose, Truk Bfilnor prit le chemin de sa fabrique, dont la pompe à feu haletait jour et nuit dans le plus reculé des faubourgs. Le trésorier Jem Cip publique- ment accusé d'avoir un pied de plus d'intestins que n'en comporte la ma-

ROBUR-LE-CONQUERANT.

Tous trois au centre d'une haute futaie. . (Page 40.)

cliine humaine, regagna la salle à manger l'attendait son souper végétal.

Deux des plus importants ballonistes deux seulement ne paraissaient pas songer a réintégrer de sitôt leur domicile. Ils avaient profité de l'occasion pour causer avec plus d'acrimonie encore. C'étaient les irrécon- ciliables Uncle Prudent et Phil Evans, le président et le secrétaire du Weldon- Inslitut:

A la porte du club, le valet Frycollin attendait Uncle Prudent, son maître,

RÉHABILITATION DE LA LUNE.

Ils furent emportes a travers la clairière. (Page 41.)

Il se mit à le suivre, sans s'inquiéter du sujet qui niellait aux prises les deux ollègue?.

(l'est par euphémisme que le verbe « causer » a été employé pour xprimer l'acte auquel se livraient de concert le président et le secrétaire du lu !•- En réalité, ils se disputaient avec une énergie qui prenait son origine ans leur ancienne rivalité.

« Non, monsieur, non! répétait Phil Evans. Si j'avais eu l'honneur de pré-

38 ROB.UR-LE-CONQUERANT.

sider le Weldon-Institule, jamais, non, jamais il ne se serait produit un Ici

scandale !

Et qu'auriez-vous fait, m vous aviez eu cet honneur? demanda l'ucle Prudent.

J'aurais coupé la parole à cet insulteiir public, avant même qu'il lui ouvert la bouche !

11 me semble que pour couper la parole, il faut au moins avoir laissé parler !

Pas en Amérique, monsieur, pas en Amérique ! »

El, tout en se renvoyant des réparties plus aigres que douces, ces deux per- sonnages enfilaient des mes qui les eloignaienl de plus en plus de leur demeure: ils traversaient dis quartiers dont la situation les obligerait à l'aire un long détour.

Frycolliu suivait toujours; mais il ne se sentait pas rassuré à voir son maître s'engager au milieu d'endroits déjà désrrls. Il n'aimait pas ces endroits- là, le valet Frycollin, surtout un peu avant minuit. En effet, l'obscurité était profonde, ci la lune, dans son croissant, commençait à peine « à faire ses vingt-huit jour-.

Frycollin regardait donc à droite, à gauche, si des ombres suspectas ne les épiaient point. Et précisément, il crut voir cinq ou six grands diables qui semblaient ne pas les perdre de vue.

Instinctivement. Frycollin se rapprocha de son maître; mais, pour rien au monde, il n'eût osé l'interrompre au milieu d'une conversation dont il aurait reçu quelques éclaboussures.

En somme, le hasard fil que le président et le secrétaire du Wcldon- Inslilulc, sans s'en douter, se dirigeaient vers Fairmont-Park. Là. au plus foit de leur dispute, ils traversèrent la Schuylkill-river sur le fameux pont métallique: ils ne rencontrèrent que quelques passants attardés, et se trou- vèrent enfin au milieu de vastes terrains, les uns se développant i n immenses prairies, les autres ombragés de beaux arbres, qui font de ce parc un domaine unique au monde.

Là, les terreurs du valet Frycollin l'assaillirent de plus belle, et, avec d'au-

IiÉHABILITATION DE LA LUNE. 39

tant plus de raison que les cinq on six ombres s'étaient glissées à sa suite par le pont de la Schuylkill-river. Aussi avait- il la pupillle de ses yeux si large- ment dilatée qu'elle s'agrandissait jusqu'à la circonférence de l'iris. Et, en même temps, tout son coips s'amoindrissait, se retirait, comme s'il eût été doué de cette conlraclilité spéciale aux mollusques et à certains animaux ai ticulés.

C'est que le valet Frycollin était un parfait poltron.

lu vrai nègre de la Caroline du Sud, avec une tète bêtasse sur un corps de gringalet. Tout juste âgé de vingt el un ans. c'est dire qu'il n'avail jamais été êscl.ive, pas même de naissance, mais il n'en valait guère mieux. Grimacier, gourmand, paresseux et surtout d'une poltronnerie superbe. Depuis trois ans, il était au service de Uncle Prudent. Cent fois, il avait failli se faire mettre à la porte; on l'avait gardé, de crainte d'un pire. Et, pourtant, mêlé à la vie d'un maître toujours prêt à se lancer dans les plus audacieuses entre- prises, Frycollin devait s'attendre à maintes occasions dans lesquelles sa couardise aurait été mise à de rudes épreuves. Mais il y avait des compensa- tions. On ne le chicanait pas trop sur sa gourmandise, encore moins sur sa paresse. Ah ! valet Frycollin, si tu avais pu lire dans l'avenir !

Aussi pourquoi Frycollin n'était-il pas resté à Boston, au service d'une cer- taine famille Sneffel, qui, sur le point de faire un voyage en Suisse, y avait renoncé à cause des éboulements ? N'était-ce pas la maison qui convenait à Frycollin, et non celle de Uncle Prudent, la témérité était en perma- nence?

Enfin, il y était, et son maître avait même fini par s'habituer à ses défauts. Il avait une qualité, d'ailleurs. Bien qu'il fût nègre d'origine, il ne parlait pas nègre, ce qui est à considérer, car rien de désagréable comme cet odieux jargon dans lequel l'emploi du pronom possessif et des infinitifs est poussé jusqu'à l'abus.

Donc, il est bien établi que le valet Frycollin était poltron, et, ainsi qiï'bn le dit. < poltron comme la lune. »

Or, à ce propos, il n'est que juste de protester contre cette comparaison insultante pour la blonde Phébé, la douce Sélène, la chaste sœur du radieux"

40 ROBUR-LE-CONQUERANT.

\poHon. De quel droil accuser de poltronnerie un astre qui, depuis que le monde est monde, a toujours regardé la terre eu face, sans jamais lui tourner le dos?

Uuoi qu'il en soit, à celle heure il était bien près de minuit le crois- sant de la « pâle calomniée » commençait à disparaître à l'ouest derrière les hautes rainures du pare. Ses rayons, glissant a travers les branches, semaient quelques découpures sur le sol. (.es dessous du bois en paraissaient moins sombres.

Cela permit à Frycollin de porter un regard plus inquisiteur.

« Brrr! fit-il. Ils sont toujours là, ces coquins! Positivement, ils se rap- prochent! »

11 n'y tint plus, et, allant vers son maître : Master Uncle, dit-il.

C'esl ainsi qu'il le nommait et que ie président du Weldon-ïnstitute voulait .'•lie m miné.

En ce moment, la dispute des deux rivaux était arrivée au plus haut degré. Ci. comme ils s'envoyaient promener l'un l'autre, Frycollin fut bruta- lement prié de prendre sa part de cette promenade.

Puis, tandis qu'ils se parlaient les yeux dans les yeux. Uncle Prudent s'enfonçait plus avant à travers les prairies désertes de Fairmont-Park. s'éloi- gnant toujours de la Schuylkill-viver et du pont qu'il fallait reprendre pour rentrer dans la ville.

Tous trois se Irouvèrent alors au centre d'une haute futaie d'arbres, dont la cime s'imprégnait des dernières lueurs lunaires. A la limite de cette futaie s'ouvrait une large clairière, vaste champ ovale, merveilleusement disposé pour les luttes d'un ring. Pas un accident de terrain n'y eût gêné le galop des chevaux, pas un bou'quel d'arbres n'aurai! arrête le regard des spectateurs le long d'une piste circulaire de plusieurs milles.

Et cependant, si l'uclé Prudent et Phil Evans n'eussent pas été occupés de leurs disputes, s'ils avaient regardé avec quelque attention, ils n'auraient plus retrouvé à la clairière son aspect habituel. Klail-ce donc une minoterie qui s'y élait fondée depuis la veille? En vérité, on eût dit une minoterie, aven

REHABILITATION DE LA LUNE.

l'ensemble de ses moulins à vent, ilonl les ailes, immobiles alors, grima- çaient dans la demi-ombre"?

Mais ni le président ni le secrétaire du Weldon-Institute ne remarquèrent cette étrange modification apportée au paysage de Faîrmont-Park. Frycollin n'en vit rien non plus. 11 lui semblait que les rôdeurs s'approchaient, se res- serraient comme au moment d'un mauvais coup. Il en était à la peur convul- sive, paralysé dans ses membres, hérissé dans son système pileux, enfin au dernier degré de l'épouvante.

Toutefois, pendant que ses genoux fléchissaient, il eut encore la force de crier une dernière fois :

Master Uncle!... Masler l'ncle!

Eh! qu'y a-t-il donc à la lin! « répondit Uncle Prudent.

Peut-être l'hil Evans et lui n'auraient-ils pas été lâchés de soulager leur colère en rossant d'importance le malheureux valet. Mais ils n'en eurent pas le temps, pas plus que celui-ci n'eut le temps de leur répondre.

Un coup de sifflet venait d'être lancé sous bois. A l'instant, une sorte d'étoile électrique s'alluma au milieu de la clairière.

Un signal, sans doute, et, dans ce cas, c'est que le moment était venu d'exécuter quelque œuvre de violence.

En moins de temps qu'il n'en faut pour l'imaginer, six hommes bondirenl à travers la futaie, deux sur Uncle Prudent, deux sur Phil Evans, deux sur le valet Frycollin, ces deux derniers de trop, évidemment, car le nègre était incapable de se défendre.

Le président et le secrétaire du Weldon-Institute, quoique surpris par cette attaque, voulurent résister. Ils n'en eurent ni le temps ni la force. En quelques secondes, rendus aphones par un haillon, aveugles par un bandeau, maîtrisés, ligotés, ils furent emportés rapidement à travers la clairière. Que devaient-ils penser, sinon qu'ils avaient affaire à cette race de gens peu scrupuleux, qui n'hésitent point à dépouiller les gens attardés au fond des bois. Il n'en fut rien, cependant. On ne les fouilla même pas, bien que Uncle Prudent eut toujours sur lui, suivant son habitude, quelques milliers de dollars-papier.

ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

Bref, une minute après celte agression, sans qu'aucun mot eût clé échange entre les agresseurs, Uncle Prudent, Pb.il Evans et Frycollin sentaient qu'on les déposai I doucement, non sur l'herbe de la clairière, mais sur une sorte de plancher que leur poids fil gémir. Là, ils furent accolés l'un près de l'autre. Une porte se referma sur eux. Puis, le grincement d'un pêne dans une gâche leur apprit qu'ils étaient prisonniers.

11 se fil alors un bruissement continu, comme un frémissement, un frrrr, dont les rrr se prolongeaient à l'infini, sans qu'aucun autre bruit fût per- ceptible au milieu de relie nuit >i calme.

Quel émoi, le lendemain, dans Philadelphie! Dès les premières heures, on savait ce qui s'était passé la veille à la séance du Weldon-Institute : l'apparition d'un mystérieux personnage, un certain ingénieur nommé Robur Robur- le-Conqaérant ! la lutte qu'il semblait vouloir engager contre les ballonistes, puis sa dispari lion inexplicable.

Mais ce fui bien une autre affaire, lorsque toute la ville apprit que le pré- sident et le secrétaire du club, eux aussi, avaient disparu pendant la nuit du 12 au 13 juin.

Ce que l'on lit de recherches dans toute la cité et aux environs! Inuti- lement, d'ailleurs. Les feuilles publiques de Philadelphie, puis les journaux de la Pensylvanie, puis ceux de toute l'Amérique, s'emparèrent du fait et l'expli- quèrent de cenl laçons, dont aucune ne devait être la vraie. Des sommes considérables furent promises par annonces et affiches non seulement à qui retrouverai! les honorables disparus, mais à quiconque pourrait produire quelque indice de nature à mettre sur leurs traces. Rien n'aboutit. La terre se sérail entr'ouverle pour les engloutir, que le président cl le secrétaire de VVeldon-Instilute n'auraient pas été plus supprimés de la surface du globe.

A ee propos, les journaux du gouvernement demandèrent que le personnel de la police fût augmenté dans une forle proportion, puisque de pareils attentats pouvaient se produire contre les meilleurs citoyens des État-Uais et ils avaient raison...

1! est vrai, les journaux de l'opposition demandèrent que ce personnel fût

SUSPENSION DES HOSTILITES. S3

licencié comme inutile, puisque de pareils attentai- pouvaient se produire, sans qu'il fût possible cTen retrouver les auteurs et peut-être n'avaienl-ils pas tort.

En somme, la police resta ce qu'elle était, ce qu'elle sera toujours dan- le meilleur des inondes qui n'est pas partait et ne saurait l'être.

DANS LEQUEL UNE SUSPENSION D HOSTILITES EST CONSENTIE ENTRE LE PRÉSIDENT ET LE SECRÉTAIRE DU WELDON-INSTITUTE.

l'n bandeau sur les yeux, un bâillon dans la bouche, une corde aux poignets, une corde aux pieds, donc impossible de voir, de parler, de se déplacer. Cela n'était pas fait pour rendre plus acceptable la situation de Uncle Prudent, de Phil Evans et du valet Frycollin. En nuire, ne point savoir quels sont les auteur- d'un pareil rapt, en quel endroit on a été jeté comme de simples colis dans un wagon de bagages, ignorer oii l'on est, à quel sort on est réservé, il y avait de quoi exaspérer les plus patients de l'espèce ovine, et l'on sait que les membres du Wcldôn-Institule ne sont pas précisément des moutons pour la patience. Etant donnée sa violence de caractère, on ima- gine aisément clans quel état Uncle Prudent devait être.

En tout cas, Phil Evans et lui devaient penser qu'il leur serait difficile de prendre place, le lendemain soir, au bureau du club.

Quant à Frycollin, yeux fermés, bouche close, il lui était impossible de songer à quoi que ce fût. 11 était plus mort que vif.

Pendant une heure, la situation des prisonniers ne se modifia pas. Per- sonne ne vint les visiter ni leur rendre la liberté de mouvement et de parole, dont ils auraient eu si grand besoin. Ils étaient réduits à des soupirs

ROBUR-LE-CONQUERANT.

étouffés, à des « heins! n poussés à travers leurs baillons, à des soubresauts de carpes qui se pâment hors de leur bassin natal. Ce que cela indiquait de colère muette, de fureur rentrée ou plutôt ficelée, on le comprend de reste. Puis, après ces infructueux efforts, ils demeurèrent quelque temps inertes. Et alors, puisque le sens de la vue leur manquait, ils s'essayèrent à tirer, par le sens de l'ouïe, quelque indice de ce qu'était cet inquiétant état de choses. Mais en vain cherchaient-ils à surprendre d'autre bruit que l'inter- minable et inexplicable frrrr qui semblait les envelopper d'une atmosphère frissonnante.

Cependant, il arriva ceci : c'est que Phil Evans, procédant avec calme, parvint à relâcher la corde qui lui liait les poignets. Puis, peu à peu, le nœud se desserra, ses doigts glissèrent les uns sur les autres, ses mains reprirent leur aisance habituelle.

Un vigoureux frottement rétablit la circulation, gênée par le ligote- raient. Un instant après, Phil Evans avait enlevé le bandeau qui lui couvrait les yeux, arraché le bâillon de sa bouche, coupe les cordes avec la fine lame de son « bowie-knife ». Un Américain qui n aurait pas toujours son bowie- knit'e en poche ne serait plus un Américain.

Du reste, si Phil Evans y gagna de pouvoir remuer et parler, ce fut tout. Ses yeux ne trouvèrent pas à s'exercer utilement. en ce moment, du moins. Obscurité complète dans cette cellule. Toutefois, i\n peu de clarté filtrait à travers une sorte de meurtrière, percée dans la paroi à six ou sept pieds de hauteur.

On le pense bien, quoi qu'il en eût, Phd Evans n'hésita pas un instant à délivrer son rival. Quelques coups de bowie-knife suffirent à trancher les nœuds qui le serraient aux pieds et aux mains. Aussitôt Uncle Prudent, à demi enragé, de se redresser sur les genoux, d'arracher bandeau et bâillon; puis, d'une voix étranglée :

« Merci! dit-il. Non!... Pas de remerciements, répondit l'autre.

Phil Evans?

Uncle Prudent?...

SUSPENSION DES HOSTILITÉS.

[ci, plus de président ni de secrétaire du Weldon-Institule, plus d'adver- saires !

Vous avez raison, répondit l'hii Evans. Il n'y a plus que deux hommes qui ont à se venger d'un troisième, dont l'attentat exige de sévères repré- sailles. Et ce troisième...

C'est Robur!...

C'est Robur! »

Voilà donc un point sur lequel les deux ex-concurrents furent absolument d'accord. A ce sujet, aucune dispute à craindre.

Et votre valet? fit observer Phil Evans, montrant Frycollin qui souf- flait comme un phoque, il faut le déficeler.

l'as encore, répondit l'ncle Prudent. Il nous assommerait de ses jéré- miades, et nous avons autre chose à faire qu'à récriminer.

Quoi donc, l'ncle Prudent?

A nous sauver, si c'est possible.

Et même si c'est impossible.

Vous avez raison, Phil Evans, même si c'est impossible! »

Quant à douter un instant que cet enlèvement dût ètrealtribué à cet étrange Itobur, cela ne pouvait venir à la pensée du président et de son collègue. En effet, de simples et honnêtes voleurs, après leur avoir dérobé montres, bijoux, portefeuilles, porte-monnaie, les auraient jetés au fond de la Sehuylkill- river, avec un bon coup de couteau dans la gorge, au lieu de les enfermer au fond de... De quoi? Grave question, en vérité, qu'il convenait d'élu- cider, avant de commencer les préparatifs d'une évasion avec quelques chances de succès.

< Phil Evans, reprit l'ncle Prudent, après notre sortie de celte séance, au lieu d'échanger des aménités sur lesquelles il n'y a pas lieu de revenir, nous aurions mieux fait d'être moins distraits. Si nous étions restés dans les rues de Philadelphie, rien de tout cela ne serait arrivé. Evidemment, -ce Robur s'était douté de ce qui allait se passer au club; il prévoyait les colères que son attitude provoquante devait soulever, il avait placé à la porte quelques-uns de ses bandits pour lui prêter main-forte. Quand nous avens

40 ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

quitté la rue Walnut, ces sbires nous ont épiés, suivis," et, lorsqu'ils nous ont vu imprudemment engagés dans les avenues de Fairinont-Park, ils ont eu la partie belle.

D'accord, répondit Phil Evans. Oui! nous avons eu grand tort de ne pas regagner directement notre domicile.

On a toujours tort de ne pas avoir raison, » répondit Uncle Prudent. En ce moment, un long soupir s'échappa du coin le plus obscur de la

cellule. « Qu'est-ce cela? demanda Phil Evans.

Rien!... Frycollin qui rêve. » Et Uncle Prudent reprit :

« Entre le moment nous avons élé saisis, à quelques pas de la clairière, et le moment on nous a jetés dans ce réduit, il ne s'est pas écoule plus de deux minutes. Il est donc évident que ces gens ne nous ont pas entraînés au delà de Fairmont-Park...

Et s'ils l'avaient fait, nous aurions bien senti un mouvement de translation.

D'accord, répondit Uncle Prudent. Donc il n'est pas douteux que nous soyons enfermes dans le compartiment d'un véhicule, peut-être un de ces longs chariots des Prairies, ou quelque voiture de saltimbanques...

Évidemment ! Si c'était un bateau amarré aux rives de la Schuylkill- river, cela se reconnaîtrait à certains balancements que le courant lui impri- merait d'un bord sur l'autre.

D'accord, toujours d'accord, répéta Uncle Prudent, et je pense que, puisque nous sommes encore dans la clairière, c'est le moment ou jamais de fuir, quitte à retrouver plus tard ce Robur...

Et à lui faire payer cher cette atteinte à la liberté de deux citoyens des Etat-Unis d'Amérique !

Cher... très cher!

Mais quel est cet homme?... D'où vient-il?... Est-ce un Anglais, un Alle- mand, un Français...

SUSPENSION DES HOSTILITÉS

C'est un misérable, cela suffit, répondit Lucie Prudent. Maintenant, à l'œuvre! »

Tous deux, les mains tendues, les doigts ouverts, palpèrent alors les parois du compartiment pour y trouver un joint ou une fissure. Rien. Rien, non plus, à la porte. Elle était hermétiquement fermée, et il eût été impossible de faire sauter la serrure. Il fallait donc pratiquer un trou et s'échapper par ce trou. Restait la question de savoir si les bowie-knifes pourraient entamer les parois, si leurs lames ne s'émousseraient pas ou ne se brise- raient pas dans ce travail.

« Mais d'où vient ce frémissement qui ne cesse pas? demanda Pliil Evans, très surpris de ce frrrr continu.

- Le vent, sans doute, répondit L'ncle Prudent.

Le vent ?... Jusqu'à minuit, il me semble que la soirée a été absolument calme....

Évidemment. Pliil Evans. Si ce n'était pas le vent, que voudriez-vous que ce fût? «

Pliil Evans, après avoir dégagé la meilleure lame de son couteau, essaya d'entamer les parois près de la porte. Peut-être suffirait-il de (aire un trou pour l'ouvrir par l'extérieur, si elle n'était maintenue que par un verrou, ou si la clef avait été laissée dans la serrure.

Quelques minutes de travail n'eurent d'autre résultat que d'ébrécher les lames du bowie-knife. de les épointer, de les transformer en scies à mille dents.

« Ça ne mord pas, Phil Evans?

Non.

Est ce que nous serions dans une cellule en tôle?

Point, l'ncle Prudent. Ces parois, quand on les IY:inpe. r.o rongent aucun son métallique.

Du bois de fer, alors?

Non ! ni fer ni bois.

Qu'est-ce alors?

ROBUR-LE-CONQUËRANT.

Phil Evans donna un violent coup sur la vitre. (Page 53.)

Impossible de le dire, niais, en tout cas, une substance sur laquelle l'acier ne peut mordre. »

Uncle Prudent, pris d'un violent accès de colère, jura, frappa du pied le plancher sonore, tandis que ses mains cherchaient à étrangler un Robur imaginaire.

« Du calme, Uncle Prudent, lui dit Phil Evans, du calme ! Essayez à Mitre tour. »

SUSPENSION DES HOSTILITÉS.

19

irent-ils? (Page c>4.)

Cncle Prudent essaya, mais le bowie-knife ne put entamer une paroi qu'il ne parvenait même pas à rayer de ses meilleures lames, comme si elle eût été de cristal.

Donc, toute fuite devenait impraticable, en admettant qu'elle eût pu être tentée, la porte une fois ouverte.

Il fallut se résigner, momentanément, ce qui n'est guère dans le tempéra- ment yankee, et tout attendre du hasard, ce qui doit répugner à des esprits

50 lloltlR-LE-CONQUERAXT.

éminemment pratiques. -Mais ce ne fut pas sans objurgations, gros mots, violentes invectives à l'adresse de ce Uobur lequel ne devait point être homme à s'en émouvoir, pour peu qu'il se montrât dans la vie privée le per- sonnage qu'il avait été au milieu du Weldon-Institute.

Cependant Frycollin commençait à donner quelques signes non équivoques de malaise. Soit qu'il éprouvât des crampes à l'estomac ou des crampes dans les membres, il se démenai! d'une lamentable façon.

Uncle Prudent crut devoir mettre un terme à cette gymnastique, en cou- pant les cordes qui serraient le nègre.

Peut-être eut-il lieu de s'en repentir. Ce fut aussitôt une interminable litanie, dans laquelle les affres de l'épouvante se mêlaient aux souffrances de la faim. Frvcollin n'était pas moins pris par le cerveau que par 1 estomac. H eût. été difficile de dire auquel de ces deux viscères le nègre était plus par- ticulièrement redevable de ce qu'il éprouvait.

« Frvcollin! s'écria Uncle Prudent

Mas ter Uncle!... Master Uncle!... répondit le nègre entre deux vagisse- ments lugubres.

Il est possible que nous soyons condamnés à mourir de faim dans cette prison. Mais nous sommes décidés à ne succomber que lorsque nous aurons épuisé tous les moyens d'alimentation susceptibles de prolonger noire

Me manger? s'écria Frvcollin.

Comme on fait toujours d'un nègre en pareille occurrence !... Ainsi, Frycollin, tâche de te faire oublier...

Ou l'on te Fry-cas-se-ra! » ajouta Phil Evans.

Et, très sérieusement, Frycollin eut peur d'être employé à la prolongation de deux existences évidemment plus précieuses que la sienne. Il se borna donc à gémir in petto.

Cependant le temps s'écoulait, et toute tentative pour forcer la porte ou la paroi était demeurée infructueuse. En quoi était celte paroi, impossible de le reconnaître. Ce n'était pas du métal, ce n'était pas du bois, ce n'était pas de la pierre. En outre, le plancher de la cellule semblait fait de la

SUSPENSION DES HOSTILITES. 51

même matière. Lorsqu'on le frappait du pied, il rendait un son particulier, que. Uncle Prudent aurait eu quelque peine à classer dans ia catégorie des bruits connus. Autre remarque : en dessous, ce plancher paraissait sonner le vide, comme s'il n'eût pas directement reposé sur le sol de la clairière. Oui ! l'inexplicable frrr semblait en caresser la face inférieure. Tout cela n'était pas rassurant.

i Uhcle Prudent? dit Phil Evans.

Phil Evans? répondit Uncle Prudent.

Pensez-vous que notre cellule se soit déplacée?

En aucune façon.

Pourtant, au premier moment de notre incarcération, j'ai pu distincte- ment percevoir la fraîche odeur de l'herbe et la senteur résineuse des arbres du parc. Maintenant, j'ai beau humer l'air, il me semble que toutes ces senteurs ont disparu. . .

En effet.

Comment expliquer cela?

Expliquons-le de n'importe quelle façon, Phil Evans, excepté par l'hypo- thèse que notre prison ait changé de place. Je le répète, si nous étions sur un chariot en marche ou sur un bateau en dérive, nous le sentirions. »

Frycollin poussa alors un long gémissement qui eût pu passer pour son dernier soupir, s'il n'eût été suivi de plusieurs autres.

« .l'aime à croire que ce Robur nous fera bientôt comparaître devant lui. reprit Phil Evans.

Je l'espère bien, s'écria Uncle Prudent, et je lui dirai...

Quoi?

Qu'après avoir débuté comme un insolent, il a fini comme un coquin! » En ce moment. Phil Evans observa que le jour commençait à se faire. Vne lueur, vague encore, filtrait à travers l'étroite meurtrière, évidée dans la partie supérieure de la paroi, à l'opposé delà porte. Il devait donc être quatre heure- du matin, environ, puisque c'est à celle l.eure que. dans ce mois de juin et sous cette latitude, l'horizon de Philadelphie se blanchit des premiers rayons du malin.

5? ROBUIl-LE-CONQUÉRANT.

Cependant, quand L'ncle Prudent eut t'ait sonner sa montre ii répétition. chef-d'œuvre qui provenait de l'usine même de son collègue, le petit timbre n'indiqua que trois heures moins le quart, bien que la montre ne se lût point arrêtée.

« Bizarre! dit l'Iiil Evans. A trois heures moins le quart, il devrait encore faire nuit.

Il faudrait donc que ma montre eût éprouvé un retard... répondit l'ncle Prudent.

Une montre de la Walton Watch Company! » s'écria Phil Evans.

Quoi qu'il en fût, c'était bien le jour qui se levait. Peu à peu, la meurtrière se dessinait en blanc dans la profonde obscurité de la cellule. Cependant, si l'aube apparaissait plus hâtivement que ne le permettait le quarantième parallèle, qui est celui de Philadelphie, elle ne se faisait pas avec cette rapi- dité spéciale aux basses latitudes.

Nouvelle observation de l'ncle Prudent à ce sujet, nouveau phénomène inexplicable.

« On pourrait peut-être se bisser jusqu'à la meurtrière, fit observer Phil Evans, et tâcher de voir on est?

On le peut, répondit l'ncle Prudent. Et, s'adressant à Frycollin :

Allons, l'i y. haut sur pied!

Le nègre se redressa.

« Appuie ton dos contre cette paroi, reprit Uncle Prudent, et vous, Phil Evans, veuillez monter sur l'épaule de ce garçon, pendant que je contrebu- lerai afin qu'il ne vous manque pas.

Volontiers, » répondit Phil Evans.

Un instant après, les deux genoux sur les épaules de Frycollin, il avait ses yeux à la hauteur de la meurtrière.

Cette meurtrière était fermée, non par un verre lenticulaire comme celui d'un hublot de navire, mais par une simple vitre. Bien qu'elle ne fût pas très épaisse, elle gênait le regard de Phil Evans, dont le rayon de vue était exces- sivement borné.

SUSPENSION DES HOSTILITES. 53

« Eh bien, cassez celte vitre, dit Uncle Prudent, et peut-être pourrez-vous mieux voir? »

Phil Evans donna un violent coup du manche de son bowie-knife sur la vitre qui rendit un son argentin mais ne cassa pas.

Second coup plus violent. Même résultat.

« Bon ! s'écria Phil Evans, du verre incassable ! »

En effet, il fallait que cette vitre fût faite d'un verre trempé d'après les procédés de l'inventeur Siemens, puisque, malgré des coups répétés, elle demeura intacte.

Toutefois, l'espace était assez éclairé maintenant pour que le regard put s'étendre au dehors du moins dans la limite du champ de vision coupé par l'encadrement de la meurtrière.

« Que voyez-vou^? demanda Uncle Prudent.

Rien.

Comment? Pas un massif d'arbres?

Non.

Pas même le haut des branches?

Pas même.

Nous ne sommes donc plus au centre de la clairière?

Ni dans la clairière ni dans le parc.

Apercevez-vous au moins des toits de maisons, des faites de monuments? dit Uncle Prudent, dont le désappointement, mêlé de fureur, ne cessait de s'accroître.

Ni toits, ni faites.

Quoi! pas même un mât de pavillon, pas même un clocher d'église, pas même une cheminée d'usine?

- Rien que l'espace. »

Juste à ce moment, la porte de la cellule s'ouvrit. In homme apparut sur le seuil.

C'était Robur.

« Honorables ballonistes, dit-il d'une voix grave, vous êtes maintenant libres d'aller et de venir...

54 ROBUR-LE-CONQUERANT.

Libres! s'écria Uncle Prudent.

Oui... dans les limites de V Albatros !

l'ncle Prudent et Phil Evans se précipitèrent hors de la cellule.

El que virent-ils?

A douze ou treize cents mètres au-dessous d'eux, la surface d'un pays

l'ils cherchaient en vain à reconnaître.

VI

QUE LES INGENIEURS, LES MECANICIENS ET AUTRES SAVANTS FERAIENT PEUT-ÊTRE BIEN DE PASSER.

« A quelle époque l'homme cessera-t-il de ramper dans les bas-fonds pour vivre dans l'azur et la paix du ciel"? »

A cette demande de Camille Flammarion, la réponse est facile : ce sera à l'époque les progrès de la mécanique auront permis de résoudre le problème de l'aviation. Et, depuis quelques années on le prévoyait une utilisation plus pratique de l'électricité devait conduire à la solution du problème

En 1783, bien avant que les frères Montgolfier eussent construit la première montgolfière, et le physicien Charles son premier ballon, quelques esprits aventureux avaient rêvé la conquête de l'espace au moyen d'appareils méca- niques. Les premiers inventeurs n'avaient donc pas songé aux appareils plus légers que l'air ce que la physique de leur temps n'eût point permis d'imaginer. Celait aux appareils plus lourds que lui. aux machines volantes, faites à l'imitation da l'oiseau, qu'ils demandaient de réaliser la locomotion aérienne.

C'est précisément ce qu'avait fait ce fou d'Icare, fils de Dédale, dont les ailes, attachées avec de la cire, tombèrent aux approches du soleil.

DESCRIPTION DE L'APPAREIL.

Mais, sans remonter jusqu'aux temps mythologiques, sans parler d'A'r- eîiytas de Tarente, on trouve déjà dans les travaux de Dante de Pérouse, de Léonard de Vinci, de Guidotti, l'idée de machines destinées à se mouvoir au milieu de l'atmosphère. Deux siècles et demi après, les inventeurs com- mencent à se multiplier. En 1 742, le marquis de Bacqueville fabrique un système d'ailes, l'essaie au-dessus de la Seine et se casse le bras en tombant. En I76S, Paucton conçoit la disposition d'un appareil à deux hélices sus- pensive et propulsive. En 1781, Meerwein, architecte du prince de Bade, construit une machine à mouvement orthoptérique, et proteste contre la direction des aérostats qui venaient d'être inventés. En 1784, Launoy et Bien- venu font manœuvrer un hélicoptère, mu par des ressorts. En 1808, essais de vol par l'autrichien Jacques Degen. En 1810, brochure de Deniau, de Nantes, les principes du « Plus lourd que l'air » sont posés. Puis, de 1811 à 1840, études et inventions de Berblinger, de Vigual, de Sarti, de Dubochet, de Cagniard de Latour. En 1842, on trouve l'anglais Henson avec son sys- tème de plans inclinés et d'hélices actionnées parla vapeur; en 1843, Cossus et son appareil à hélices ascensionnelles; en 1847, Camille Vert et son héli- coptère à ailes de plumes; en 1832, Letur avec son système de parachute dirigeable, dont l'expérience lui coûta la vie; en la même année, .Michel Loup avec son plan de glissement muni de quatre ailes tournantes; en 1833, Béléguic et son aéroplane mu par des hélices de traction, Vaussin-Char- dannes avec son cerf-volant libre dirigeable, Ceorges Cauley avec ses plans de machines volantes, pourvus d'un moteur à gaz. De 1834 à 1863, apparaissent Joseph Pline, breveté pour plusieurs systèmes aériens, Bréant, Carlingfonl, Le Bris, Du Temple. Bright, dont les hélices ascensionnelles tournent en sens inverse. Smythies, Panatieu, Crosnier, etc. Enfin, en 1803, grâce aux efforts de Nadar, une Société du Plus lourd que l'air est fondée à Paris. les inventeurs font expérimenter des machines dont quelques- unes sont déjà brevetées : de Ponton d'Amécourt et son hélicoptère à vapeur, de la Landelle et son système à combinaisons d'hélices avec plans inclinés et parachutes, de Louvrié et son aéroscaphe, d'fisterno et son oiseau mécanique, de Groof et son appareil à ailes mues par des leviers. L'élan était

50

ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

donné, les inventeurs inventent, les calculateurs calculent (uni ce qui doit rendre pratique la locomotion aérienne. Bourcart, Le Bris, Kaufmann, Smytli, Stringfellow, Prigenl, Danjard, Pomès et de la Pau/.e, Moy, Penaud, Jobert, Hureau de Villeneuve, Achenbach, Garapon, Duchesne, Danduran, Parisel, Dieuaide, Melkisff, Forianini, Brearey, Tatin, Dandrieux, Edison, les uns avec des ailes ou des hélices, les autres avec des plans inclinés, imaginent, créent, fabriquent, perfectionnent leurs machines volantes qui seront prêtes à

DESCRIPTION' DE L'APPAREIL.

ire à trente-sept mâts. (Page 6t. ]

fonctionner le jour un moteur d'une puissance considérable et d'une légè- reté excessive leur sera appliqué par quelque inventeur.

Que l'on pardonne cette nomenclature un peu longue. Ne fallait-il pas montrer tous ces degrés de l'échelle de la locomotion aérienne, au sommet de laquelle apparaît Robur-le-Conquérant? Sans les tâtonnements, les expé- riences de ses devanciers, l'ingénieur eùt-il pu concevoir un appareil si parfait? Non, certes! Et, s'il n'avait que dédains pour ceux qui s'obstinent

ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

encore à chercher la direction des ballons, il tenait en haute estime tous les partisans du » Plus lourd que l'air . Anglais, Américains, Italiens, Au- trichiens, Français, Français surtout, dont les travaux, perfectionnés par lui, l'avaient amené à créer, puis à construire cet engin volateur. l'Albatros, lancé à travers les minants de l'atmosphère. « Pigeon vole! » s'était écrié l'un des plus persistants adeptes de l'aviation.

On foulera l'air comme on foule la terre! avait répondu un de ses plus acharnés partisans.

A locomotive, aéromotive! » avait jeté le plus bruyant de tous, qui em- bouchait les trompettes de la publicité pour réveiller l'Ancien et le Nouveau Monde.

Rien de mieux établi, en effet, par expérience et par calcul, que l'air est un point d'appui très résistant. Une circonférence d'un mètre de diamètre, formant parachute, peut non seulement modérer une descente dans l'air, mais aussi la rendre isochrone. Voila ce qu'on savait.

On -avait également que, quand la vitesse de translation est grande, le travail île pesanteur varie à peu près en raison inverse du carré de cette vitesse et devient presque insignifiant.

On savait encore que plus le poids d'un animal volant augmente, moins augmente proportionnellement la surface ailée nécessaire pour le soutenir, bien que les mouvements qu'il doit l'aire soient plus lents.

Un appareil d'aviation doit donc être construit de manière à utiliser ces lois naturelles, à imiter l'oiseau, « ce type admirable de la locomotion aérienne », a dit le docteur Marey, de l'Institut de France.

En somme, les appareils qui peuvent résoudre ce problème se résument en trois sortes :

1" Les hélicoptères ou spiralifères, qui ne sont que des hélices à axes verticaux.

•2' Les orthoptères, engins qui tendent à reproduire le vol naturel des oiseaux.

Les aéroplanes, qui ne sont, à vrai dire, que des plans inclinés, comme le cerf-volant, mais remorqués ou poussés par des hélices horizontales.

DESCRIPTION DE L'APPAREIL. 59

Chacun de ces systèmes avait eu et a même encore des partisans décidés à ne rien céder sur ce point.

Cependant, Robur, par bien des considérations, avait rejeté les deux pre- miers.

Que l'orlhoptère, l'oiseau mécanique, présente certains avantages, nul doute. Les travaux, les expériences de M. Renaud, en 188 i, l'ont prouvé. Mais, ainsi qu'on le lui avait dit, il ne faut pas servilement imiter la nature. Les locomotives n'ont pas été copiées sur les lièvres, ni les navires à vapeur sur les poissons. Aux premiers on a mis des roues qui ne sont pas des jambes. aux seconds des hélices qui ne sont point des nageoires. Et ils n'en marchent pas plus mal. Au contraire. D'ailleurs, sait-on ce qui se fait mécaniquement dans le \nl de» oiseaux dont les mouvements sont très complexes? Le doc- teur Marey n'a-t-il pas soupçonné que les pennes s'enlr'ouvrent pendant le relèvement de l'aile pour laisser passer l'air, mouvement au moins bien diffi- cile à produire avec une machine artificielle?

D'autre paît, que les aéroplanes eussent donné quelques bons résultats, ce n'était pas douteux. Les hélices opposant un plan oblique à la couche d'air, c'était le moyen de produire un travail d'ascension, et les petits appa- reils expérimentés prouvaient que le poids disponible, c'est-à-dire, celui dont on peut disposer en dehors de celui de l'appareil, augmente avec le carré de la vitesse. Il y avait de grands avantages supérieurs même à ceux des aérostats soumis à un mouvement de translation.

Néanmoins. Robur avait pensé que ce qu'il y avait de meilleur, c'était encore ce qu'il y aurait de plus simple. Aussi, les hélices. ces < saintes hélices » qu'on lui avait jetées à la tète au Weldon-Institute, avaient-elles suffi à tous les besoins de sa machine volante. Les unes tenaient l'appa- reil suspendu dans l'air, les autres le remorquaient dans des conditions mer- veilleuses de vitesse et de sécurité.

En effet, théoriquement, au moyen d'une Indice d'un pas suffisamment court mais d'une surface considérable, ainsi que l'avait dit M. Victor Tatin, on pour- rait, en poussant les choses à l'extrême, soulever un poids indéfini avec la force la plus minime. »

60 ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

bi l'orthoptère battement d'ailes des oiseaux s'élève en s'appuyant

normalement sur l'air, l'hélicoptère s'élève en le frappant obliquement avec les branches de son hélice, comme s'il montait sur un plan incliné. En réalité, ce sont des ailes en hélice au lieu d'être des ailes en aube. L'hélice marche nécessairement dans la direction de son axe. Cet axe est-il vertical? elle se déplace verticalement. Est-il horizontal? elle se déplace horizontale- ment.

Tout l'appareil volant de l'ingénieur Robur était dans ces deux fonctionne- ments.

lui voici la description exacte, qui peut se scinder en trois parties essen- tielles : la plaie-forme, les engins de suspension et de propulsion, la machi- nerie. ,

Plate-forme. C'esl un bâti, long de trente mètres, large de quatre, véritable ponl de navire avec proue en forme d'éperon. Au-dessous, s'arrondit une coque, solidement meinbrée. qui renferme les appareils destinés à pro- duire la puissance mécanique, la soute aux munitions, les apparaux, les outils, le magasin général pour approvisionnements de toutes sortes, y compris les caisses a eau du bord. Autour du bâti, quelques légers montants, reliés par un treillis de fd de fer. supportent une rambarde qui sert de main-courante. A sa surface s'élèvent trois roufles, dont les compartiments sont affectés, les uns au logement du personnel, les autres à la machinerie. Dans le roufle central fonctionne la machine qui actionne tous les engins de suspension : dans celui de l'avant la machine du propulseur de l'avant; dans celui de l'arrière, la machine du propulseur de l'arrière, ces trois machines ayant chacune leur mise en train spéciale. Du côté de la proue, dans le premier roufle, se trouvent l'office, la cuisine et le poste de l'équipage. Du côté de la poupe, dans le dernier roufle. sont disposées plusieurs cabines, entre autres, celle de l'ingénieur, une salle à manger, puis, au-dessus, une cage vitrée dans laquelle se lient le timonier qui dirige l'appareil au moyen d'un puissant gou- vernail. Tous ces roufles sont éclairés par des hublots, fermés de verres trempés qui ont dix lois la résistance du verre ordinaire. Au-dessous de la coque, est établi un système de ressorts flexibles, destinés a adoucir les heurts,

DESCRIPTION DE L'APPAREIL. 61

bien que l'atterrissage puisse se faire avec une douceur extrême, tant l'ingé- nieur est maître des mouvements de l'appareil.

Engins de suspension et de propulsion. Au-dessus de la piate-forme, trente-sept axes se dressent verticalement, dont 'quinze en abord, de chaque côté, el sept plus élevés au milieu. On dirait un navire à trente-sept mats. Seulement ces mâts, au lieu de voiles, portent chacun deux hélices horizon- tales, d'un pas et d'un diamètre assez courts, mais auxquelles on peut im- primer une rotation prodigieuse. Chacun de ces axes a son mouvement indé- pendant du mouvement des autres, et, en outre, de deux en deux, chaque axe tourne en sens inverse disposition nécessaire pour que l'appareil ne soit pas pris d'un mouvement de giration. De la sorte, les hélices, tout en confinant à s'élever sur la colonne d'air verticale, se font équilibre contre la résistance horizontale. Conséquemment , l'appareil est muni de soixante- quatorze hélices suspensives, dont les trois branches sont maintenues exté- rieurement par un cercle métallique, qui, faisant fonction de volant, écono- mise la force motrice. A l'avant et à l'arrière, montées sur axes horizontaux, deux hélices propulsives, à quatre branches, d'un pas inverse très allongé tournent en sens différent et communiquent le mouvement de propulsion. Ces hélices, d'un diamètre plus grand que celui des hélices de suspension, peuvent également tourner avec une excessive vitesse.

En somme, cet appareil tient à la fois des systèmes qui ont été préconisés par MM. Cossus, de la Landelïe et de Ponton d'Amécourt, systèmes perfectionnés par l'ingénieur Robur. Mais c'est surtout dans le choix et l'application de la force motrice qu'il a le droit d'être considéré comme inventeur.

Machinerie. Ce n'est ni à la vapeur d'eau ou autres liquides, ni à l'air comprimé ou autres gaz élastiques, ni aux mélanges explosifs susceptibk"- de produire une action mécanique, que Robur a demandé la puissance néces- saire à soutenir et à mouvoir son appareil. C'est à l'électricité, à cet agent qui sera, un jour, l'âme du monde industriel. D'ailleurs, nulle machine électro- motrice pour le produire. Rien que des piles et des accumulateurs. Seule- ment, quels sont les éléments qui entrent dans la composition de ces piles,

62 ROBUR-LE-CONQUERANT.

quels acides les niellent en activité? c'est le secret de Robur. De même pour les accumulateurs. De quelle nature sont leurs lames positives et néga- tives? on ne sait. L*ingénieur s'était bien gardé, et pour cause de prendre un brève! d'invention. En somme, résultat non contestable : des piles d'un rendement extraordinaire, des acides d'une résistance presque absolue à l'évaporation ou à la congélation, des accumulateurs qui laissent très loin les Faure-Sellon-Volckmar, enfin des courants dont les ampères se chiffrent en nombres inconnus jusqu'alors. De là, une puissance en chevaux, électriques pour ainsi dire infinie, actionnant les hélices qui communiquent ;i l'appareil une force de suspension et de propulsion supérieure à tousses besoins, en n'importe quelle circonstance.

Mais, il faut le répéter, cela appartient en propre à l'ingénieur Robur. Là- dessus il a gardé un secret absolu. Si le président et le secrétaire du Weldon- Institute ne parviennent pas à le découvrir, très probablement ce secret sera perdu pour l'humanité.

U va sans dire que cet appareil possède une stabilité suffisante par suite de la position du centre de gravité. Nul danger qu'il prenne des angles inquiétants avec l'horizontale, nul renversement à craindre.

Reste à savoir quelle matière l'ingénieur Robur avait employée pour la cons traction de son aéronef, nom qui peut très exactement s'appliquer à V Al- batros. Qu'était cette matière si dure que le bowie-knife de Phil Evans n'avait pu l'entamer et dont Uncle Prudent n'avait pu s'expliquer la nature ? Tout bonnement du papier.

Depuis bien des années, déjà, cette fabrication avait pris un développement considérable. Du papier sans colle, dont les feuilles sont imprégnées de dex- trine et d'amidon, puis serrées à la presse hydraulique, forme une matière dure comme l'acier. On en fait des poulies, des rails, des. roues de wagon. plus solides que les roues de métal et en même temps plus légères. Or, criait cette solidité, cette légèreté. queRoburavail voulu utiliser pour la cons- truction de sa locomotive aérienne. Tout, coque, bâti, roufles, cabines, était en papier de paille, devenu métal sous la pression, et même, ce qui n'était pointa dédaigner pour un appareil courant à de grandes hauteurs, incom-

DESCRIPTION DE L'APPAREIL. 63

bustible. Quant aux divers organes dos engins de suspension et île propul- sion, axes ou palettes des hélices, la fibre gélatinéeen avaitfourni la substance résistante et Dexible à la fois. Cette matière, pouvant s'approprier à toutes formes, insoluble dans la plupart des gaz et des liquides, acides ou essences, sans parler de ses propriétés isolantes, —avait été d'un emploi très pré - iieu\ dans la machinerie électrique de l'Albatros.

L'ingénieur Robur, son contremaître Tom Turner. un mécanicien et ses deux aides, deux timoniers et un maître coq en tout huit homme? tel était le personnel de l'aéronef qui suffisait amplement aux manœuvre- exi- gées par la locomotion aérienne. Des armes de chasse et de guerre, des engins de pèche, des fananx électriques, des instruments d'observation, bous- soles et sextants pour relever la route, thermomètre pour l'étude de la tem- pérature, divers baromètres, les uns pour évaluer la cote des hauteur- atteintes, les autres pour indiquer les variations de la pression atmosphé- rique, un storm-glass pour la prévision des tempêtes, une petite bibliothèque, une petite imprimerie portative, une pièce d'artillerie montée sur pivot au centre de la plate forme, se chargeant parla culasse et lançant un projectile de -ix centimètres, un approvisionnement de poudre, balles, cartouches de dynamite, une cuisine chauffée, par les courants de- accumulateurs, un stock de conserves, viandes et légumes, rangées dans une cambuse ad hoc avec quelque- lut- de brandy, de wisky et de gin, enfin de quoi aller bien des mois sans être obligé d'atterrir, tels étaient le matériel et les provi- sions de l'aéronef. >ans compter la fameuse trompette.

En outre, il y avait à bord une légère embarcation en caoutchouc, insub- mersible, qui pouvait porter huit hommes à la surface d'un fleuve, d'un lac ou d'une mer calme.

.Mais Robur avait-il au moins installé des parachutes en cas d'accident ? Non. Il ne croyait pas aux accidents de ce genre. Les axes de- hélices étaient indépendants. L'arrêt des uns n'enrayait pas la marche des autres. I.e fonctionnement de la moitié du jeu suffisait à maintenir l'Albatros dan- si n élément naturel.

« Et, avec lui, ainsi que Robur-le-Conquérant eut bientôt l'occasion de b

rçOBUR-LE-CON.QUÉRANT.

Un repas n'engage à rien. iPage 68 )

lire à ses nouveaux hôtes, hùtes malgré eux avec lui, je suis maître de :ette septième partie du monde, plus grande que l'Australie, l'Océanie, l'Asie, l'Amérique et l'Europe, celte Icarie aérienne que des milliers d'Ica- liens peupleront un jour 1 »

QUESTIONS SANS RÉPONSES. 65

TomTurner. (Paga 70

Vil

ANS LEQUEL UNCLE PRUDENT ET PIIIL EVANS REFUSENT ENCORE DE SE LAISSER CONVAINCRE.

Le président du Weldon-lnsLitute était stupéfait, son compagnon abasourdi.

ÔG ROBUR-LE-CONQUERANT.

Mais ni L'un ni l'autre ne voulurent rien laisser paraître de cet ahurissement si naturel.

Le valet Frycollin, lui, ne dissimulait pas son épouvante à se sentir em- porté dans l'espace à bord d'une pareille machine, et il ne cherchait point à s'en cacher.

Pendant ce temps, les hélices suspensives tournaient rapidement au-dessus de leurs têtes. Si considérable que fût alors cette vitesse de rotation, elle eût pu être triplée pour le cas l'Albatros aurait voulu atteindre de plus bailles zones.

Huant aux deux propulseurs, lancés à une allure assez modérée, ils n'im- primaienl à l'appareil qu'un déplacement de vingt kilomètres à l'heure.

En se penchant en dehors de la plate-forme, les passagers de l'Albafros purent apercevoir un long et sinueux ruban liquide qui serpentait, comme un simple ruisseau, à travers un pays accidenté, au milieu de l'élin- cellement de quelques lagons obliquement frappés des rayons du soleil. Ce ruisseau, c'était un lleuve. et l'un des plus importants de ce territoire. Sur la rive gauche se dessinait une chaîne montagneuse dont la prolongation allait à perte de vue.

(i Et nous direz-vous nous sommes ? demanda Uncle Prudent d'une voix que la colère faisait trembler.

Je n'ai pointa vous l'apprendre, répondit Robur.

Et nous dircz-vous nous allons ? ajouta Phil Evans.

.V travers l'espace.

Et cela va durer?...

Le temps qu'il faudra.

S'agit-il donc de faire le tour du inonde .' demanda ironiquement Phil Evans.

Plus que cela, répondit Robur.

Et si ce voyage ne nous convient pas?... répliqua L'ncle Prudent.

11 faudra qu'il vous convienne ! >

Voilà un avant-goût de la nature des relations qui allaient s'établir entre le maître de Y Albatros et ses bûtes, pour ne pas dire ses prisonniers. Mais, mani-

QUESTIONS SANS REPONSE;

lestement, il voulut tout d'abord leur donner le temps de se remettre, d'ad- mirer le merveilleux appareil qui les emportait dans les airs, et, sans doute, rj'en complimenter l'inventeur. Aussi affecta-t-il de se promener d'un bout a 1 autre de la plate-forme. Libre à eux d'examiner le dispositif des ma- chines et l'aménagement de l'aéronef, ou d'accorder toute attention au paysage dont le relief se déployail au-dessous d'eux.

« Uncle Prudent, dit alors 1*1 1 i 1 Evans, si je ne me trompe, nous devons pla- ner sur la partie centrale du territoire canadien. Ce fleuve qui coule dans le nord-ouest, c'est le Saint- Laurent. Cette ville que nous laissons en arrière, c'est Québec. »

C'était, en effet, la vieille cité de Champlain, dont les toits de fer-blanc éclataient au soleil comme des réflecteurs. V Albatros s'était donc élevé ju>- qu'au quarante-sixième degré de latitude nord —ce qui expliquait l'avance prématurée du jour et la prolongation anormale de l'aube.

« Oui, reprit Phil Evans, voilà bien la ville en amphithéâtre, la colline qui porte sa citadelle, ce Gibraltar de l'Amérique du Nord! Voici les cathédrales anglaise et française! Voici la douane avec son dôme surmonté du pavillon britannique ! »

Phil Evans n'avait pas achevé que déjà la capitale du Canada commençait à se réduire dans le lointain. L'aéronef entrait dans une zone de petits nuages, qui dérobèrent peu à peu la vue du sol.

Hobur, voyant alors que le président et le secrétaire du Weldon-Instiliile reportaient leur attention sur l'aménagement extérieur de l'Albatros, s'approcha

« Eh bien, messieurs, croyez-vous à la possibilité de la locomotion aérienne au moyen des appareils plus lourds que l'air? »

Il eût été difficile de ne pas se rendre à l'évidence. Cependant Uncle Prudent et Phil Evans ne répondirent pas.

« Vous vous taisez? reprit l'ingénieur. Sans doute, c'est la faim qui vous empêche de parler!... Mais, si je me suis chargé de vous transporter dans l'air; croyez que je ne vous nourrirai pas de ce fluide peu nutritif. Votre premier déjeuner vous attend. »

ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

Comme Uncle Prudent et Pliii Evans sentaient la faim les aiguillonner vive- ment, ce n'était pas le cas de faire des cérémonies. L'n repas n'engage à rien, et, lorsque Robur les aurait remis à terre, ils comptaient bien reprendre vis-à- vis de lui leur entière liberté d'action.

Tous deux lurent alors conduits vers le roufle de l'arrière, dans un petit i dining-room. setreuvait une table proprement servie, à laquelle ils devaient mangera part pendant le voyage. Pour plats, différentes conserves, et, entre autres, nue sorte il-1 pain, composé en parties égales de farine et de viande réduite en poudre, relevée d'un peu de lard, lequel, bouilli dans l'eau, donne un potage excellent ; puis, des tranches de jambon frit, et du thé pour boisson.

De son côté, Fryeollin n'avait pas été oublié. A l'avant, il avait trouvé une forte soupe de ce pain. En vérité, il fallait qu'il eût belle faim pour manger, car ses mâchoires tremblaient de peur et auraient pu lui refuser tout ser- \ ice.

Si ça cass lit! .. Si ça cassait ! répétait le malheureux nègre.

De là. des transes continuelles. Qu'on y so ige ! bue chute de quinze cents mètres qui l'aurait réduit à l'état de pâtée!

bue heure après, Uncle Prudent'et Phil Evans reparurent sur la plate-forme. Robur n'y était plus. A l'arrière, 1 homme de barre, dans sa cage vitrée, l'œil fixé sur la boussole, suivait imperturbablement, sans une hésitation, la mute donnée par l'ingénieur.

Quant au reste du personnel, le déjeuner le retenait probablement dans son poste. Seul, un aide-mécanicien, préposé à la surveillance des machines, se promenait d'un rouileà l'aul.-c.

Cependant, si la vitesse de l'appareil était grande, les deux collègues n'eu pouvaient juger qu'imparfaitement, bien que V Albatros fût alors sorti de la /one des nuages et que le sol se montrât à quinze cents mètres au-dessous.

» C'est à n'y pas croire ! dit Phil Evans.

N'y croyons pas. » répondit Uncle Prudent

Ils allèrent alors se placer à l'avant et portèrent leurs regards vers l'horizon le l'ouest.

QUESTIONS SANS REPONSES. 69

« Ali! une autre ville ! dit Phil Evans.

Pouvez-vous la reconnaître?

Oui ! Il me semble bien que c'est Montréal.

Montréal?. . Mais nous n'avons quitté Québec qu._ depuis deux heures Imil ;ui plus !

Cela prouve que cette machine se déplace avec une rapidité d'au moins vingt-cinq lieues à l'heure. »

En effet, c'était la vitesse de l'aéronef, et, si les passagers ne se sentaient pas incommodés, c'est qu'ils marchaient alors dans le sens du vent. Par un temps calme, celle vitesse les eût considérablement gênés, puisque c'est à peu près celle d'un express. Par vent contraire, il aurait été impossible de la supporter.

Phil Evans ne se trompait pas. Au-dessou- de l'Albatros apparaissait Mont- réal, 1res reconnaissable au Victoria-Bridge, pont tubulaire jeté sur le Saint- Laurent comme le viaduc du railway sur la lagune de Venise. Puis, on distinguait ses larges rues, ses immenses magasins, les palais de ses banques, sa cathédrale, basilique récemment construite sur le modèle de Saint-Pierre de Rome, enfin le Mont-Royal, qui domine l'ensemble de la ville et dont on a fait un parc magnifique.

Il était heureux que Phil Evans eût déjà visité les principales villes du Canada. Il pul ainsi en reconnaître quelques-unes sans questionner Robur. Après Montréal, vers une heure et demie du soir, ils passèrent sur Ottawa dont les chutes, vues de haut, ressemblaient à une vaste chaudière en ébut- lilion qui débordait en bouillonnements de l'effet le plus grandiose.

« Voilà le palais du Parlement, » dit Phil Evans.

Et il montrait une sorte de joujou de Nuremberg, planté sur une colline. Ce joujou, avec son architecture polychrome, ressemblait au Parliament House de Londres, comme la cathédrale de Montréal ressem- blait à Saint-Pierre de Rome. Mais peu importait, il n'était pas contestable que ce fût Ottawa.

Rientùt cette cité ne tarda pas à se rapetisser à l'horizon et ne forma plus qu'une tache lumineuse sur le sol.

ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

11 élait deux heures à peu près, lorsque Robur reparut. Sun contremaître, Ton» Turner, l'accompagnait. Il ne lui dit que trois mots. Celui-ci les transmit aux deux ailles, postes dans les roufles de l'avant et de l'arrière. Sur nu signe, le timonier modifia la direction de l'Albatros, de manière à porter de deux degrés au sud-ouest. En même temps. Uncle Prudent et l'iiil Evans purent constater qu'une vitesse plus grande venait d'être impri- mée aux propulseurs de l'aéronef.

En réalité, celte vitesse aurait pu être doublée encore et dépasser tout ce qu'on a obtenu jusqu'ici des plus rapides engins de locomotion terrestre.

Qu'on en juge! Les torpilleurs peuvent faire vingt deux nœuds ou qua- rante kilomètres à l'heure ; les trains sur les raiiways anglais et français, cent; les bateaux à patins sur les rivières glacées des États-Unis, cent quinze; une machine, construite dans les ateliers de Patterson, à roue d'engrenage, en a l'ait cent trente sur la ligne du lac Erié, et une autre locomotive, entre Trenlon et Jersey, cent trente-sept.

Or, VAlbatros, avec le maximum de puissance de ses propulseurs, pouvait se lancer à raison de deux cents kilomètres à l'heure, soit près de cinquante mètres par seconde.

Eh bien, cette vitesse est celle de l'ouragan qui déracine les arbres, celle d'un certain coup de vent qui, pendant l'orage du 2\ septembre INSI.à Cahors, se déplaça à raison de cent quatre-vingt-quatorze kilomètres. C'est la vitesse moyenne du pigeon voyageur, laquelle n'est dépassée que par le vol de l'hirondelle ordinaire («7 mètres à la seconde"., et par celui du mar- tinet (89 mètres).

En un mot, ainsi que l'avait dit Robur, VAlbatros, en développant toute la lune de ses hélices, eût pu faire le tour du monde en deux cents heures, c'est-à-dire en moins de huit jours!

Que le globe possédât à cette époque quatre cent cinquante mille kilomètres de voies ferrées soit onze fois le tour de la terre à l'Equateur peu lui importait, à cette machine volante? N'avait-elle pas pour point d'appui tout l'air de l'espace?

Est-il besoin de l'ajouter, maintenant'? Ce phénomène dont l'apparition

QUESTIONS SANS RÉPONSES. 7J

avail tant intrigué le public des deux mondes, c'était l'aéronef de l'ingénieur. Cette trompette qui jetait ses éclatant.- fanfares au milieu des airs, c'étail celle du contremaître Tom Turner. Ce pavillon, planté sur les principaux monuments de l'Europe, de l'Asie et de l'Amérique, c'était le pavillon de Robur-le Conquérant et de son Albatros.

Et si, jusqu'alors, l'ingénieur avail pris quelques précautions pour qu'on ne le reconnût pas, si. de préférence, il voyageait la nuit en s'éclairanl parfois de ses fanaux électriques, si. pendant le jour, il disparaissait au-dessus de la couche des nuages, il semblait maintenant ne plus vouloir cacher le secret de sa conquête. Et, s'il était venu à Philadelphie, s'il s'était présenté dans la salle des séances du Weldon-Institute, n'était-ce pas pour taire part de sa prodigieuse découverte, pour convaincre ipso fur/,, les plus incré- dules?

On sait comment il avait été reçu, et l'on verra quelles représailles il pré- tendait exercer sur le président et le secrétaire dudit club.

Cependant Robur s'était approché des deux collègues. Ceux-ci affectaienl absolument de ne marquer aucune surprise de ce qu'ils voyaient, de ce qu'ils expérimentaient malgré eux. Évidemment, sous le crâne île ces deux tètes anglo-saxonnes s'incrustait un entêtement qui serait dur à déraciner.

De son côté, Robur ne voulut pas même avoir l'air de -"en apercevoir, et, comme s'il eût continué une conversation, qui pourtant était interrompue depuis plus de deux heure- :

Messieurs, dit-il. vous vous demandez, sans doute, si cet appareil, mer- veilleusement approprié pour la locomotion aérienne, est susceptible de recevoir une plu- grande vitesse? Il ne serait pas digne de conquérir l'espace s'il était incapable de le dévorer. J'ai voulu que l'air fût pour moi un point d'appui solide, et il l'est. J'ai compris que. pour lutter contre le vent, il n'y avait tout simplement qu'à être plus fort que lui, et je suis plus fort. Nul besoin de voiles pour m'entraîner, ni de rames ni de roues pour me pousser, ni de rails pour me faire un chemin plus rapide. De l'air, et c'est tout. De l'air qui m'entoure ainsi que l'eau entoure le bateau sous-marin, et dans lequel mes propulseurs se vissent comme les hélices d'un steamer. Voilà comment j'ai

EOBUR-LE- CONQUERANT.

résolu le problème de l'aviation. Voilà ce que ne fera jamais le ballon ni toiU autre appareil plus léger que l'air. »

Mutisme absolu des deux collègues ce qui ne déconcerta pas un instant l'ingénieur. Il se contenta de sourire à demi et reprit sous forme interro- galive :

« Peut-être vous demandez-vous encore si, à ce pouvoir qu'il a de se déplacer horizontalement. l'Ai '.bafros joint une égale puissance de déplace- ment vertical, en un mot, si, même quand il s'agit de visiter les hautes zones de l'atmosphère, il peut lutter avec un aérostat? Eh bien, je ne vous engage pas à faire entrer le Go a head en lutte avec lui. »

Le- deux collègues avaient tout bonnement haussé les épaules. C'esl là. peut-être, qu'ils attendaient l'ingénieur.

Robur lit un signe. Les hélices propulsives s'arrêtèrent aussitôt. Puis, après avoir i uni sur son erre pendant un mille encore, l'Albatros demeura immobile.

Sur un sec I geste de Robur, les hélices suspensives se murent alors avec

une rapidité telle qu'on aurait pu la comparer à celle des sirènes dans les expériences d'acoustique. Leur frrr monta de près d'une octave dans l'échelle t]i- sot s. en diminuant d'intensité toutefois à cause de la raréfaction de l'air, et l'appareil s'enleva verticalement comme une alouette qui jette son cri aigu à travers l'espace.

(i Mon maître!... -Mon maître!... répétait Frycollin. Pourvu que ça ne casse pas! .,

Un sourire de dédain fut toute la réponse de Robur. En quelques minutes. l'Albatros eut atteint deux mille sept cents mètres, ce qui étendait le rayon de vue à soixante-dix milles, puis quatre mille mètres, ce qu'indiqua le baromètre en tombant à 480 millimètres.

Alors, expérience faite, l'Albatros redescendit. La diminution delà pression des hautes couches amène la diminution de l'oxygène dans l'air et, par suite, dans le sang. C'est la cause des graves accidents qui sont arrivés à certains aéronautes. Robur jugeait inutile de s'y exposer.

L'Albatros revint donc à la hauteur qu'il semblait tenir de préférence, et ses

QUESTIONS SANS RÉPONSES.

propulseurs, remis en marche, l'entraînèrenl avec une rapidité plus grande vers le sud-ouest.

-Maintenant, messieurs, si c'est cela rjue vous vous demandiez, dit l'ingé- nieur, vous pourrez vous répondre. »

Puis, se penchant au-dessus de la rambarde, il resta absorbé dans sa i on- templation.

Lorsqu'il releva la tête, le président el le secrétaire du Weldon-Institute étaient devant lui.

Ingénieur Robur, dit Uncle Prudent, qui essayait en vain de se maîtriser, nous ne nous somme-, rien demande de ce que vous paraissez croire Mais nous vous ferons une question à laquelle nous comptons que vous voudrez bien répondre.

Parlez.

De quel droit nous avez-vous attaqués à Philadelphie, dans le parc de Fairmont? De quel droit nous avez-vous enfermés dans cette cellule? De quel droit nous emportez-vous, contre notre gré, à bord de cette machine volante?

Et de quel droit, messieurs les ballonistes. répartit Robur, de quel droit m'avez-vous insulté, hué. menacé, dan- votre club, au point que je m'étonne d'en être sorti vivant?

Interroger n'est pas répondre, reprit Phil Evans, et je vous répète : de quel droit?...

Vous voulez le savoir?...

S'il vous plaît.

Eh bien, du droit du [dus fort!

C'est cynique!

Mais cela est !

Et pendant combien de temps, citoyen ingénieur, demanda Uncle Pru- dent, qui éclata à la fin, pendant combien de temps avez-vous la prétention d'exercer ce droit ?

Comment, messieurs, répondit ironiquement Robur, comment pouvez- vous me faire une question pareille, quand vous n'avez qu'à baisser vos regards pour jouir d'un spectacle sans pareil au monde ! »

ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

L'Albatros se mirail alors clans l'immense glace du lac Ontario. Il venait de traverser le pays si poétiquement chanté par Couper. Puis, il suivit la côte mé- ridionale de ce vaste bassin et se dirigea vers la célèbre rivière qui lui verse les eaux du lai- Erié, en les brisant sur ses cataractes.

Pendant un instant, un bruit majestueux, un grondement de tempête monta jusqu'à lui. El, comme si quelque brume humide eût été projetée dans les airs, l'atmosphère se rafraîchit très sensiblement.

Au-dessous, en fera cheval, se précipitaient des niasses liquides. On eût dit une énorme coulée de cristal, au milieu des mille arcs-en-ciel que produi- sait la rétraction, en décomposant les rayons solaires. C'étail d'un aspect sublime.

Devant ces chutes, une passerelle, tendue comme un fil, reliait une rive à l'autre. Un peu au-dessous, à trois milles, était jeté un pont suspendu, sur lequel rampait alors un train qui allait de la rive canadienne à la rive amé- ricaine.

Les cataractes du .Nia-ara' » s'écria Phil Evans.

El ce cri lui échappa, tandis que Uncle Prudent Taisait tous ses efforts pour ne rien admirer de ces merveilles.

Lue minute après, l'Albatros avait franchi la rivière qui sépare les États- l nis de la colonie canadienne, et il se lançait au-dessus des vastes territoires du Nord-Amérique.

REPONSE DE RGBUR.

VIII

OU L ON VERRA QUE ROBUR SE DECIDE A REPONDRE A L IMPORTANTE QUESTION QUI LUI EST POSÉE.

C'était dans une des cabines du roufte de l'arrière que Uncle Prudent et Phil Evans avaient trouvé deux excellentes couchettes, du linge et des jiabits de rechange en suffisante quantité, des manteaux et des couvertures de voyage. Un Transatlantique ne leur eût point offert plus de confort. S'ils ne dormirent pas tout d'un somme, c'est qu'ils le voulurent bien, ou du moins que de très réelles inquiétudes les en empêchèrent. En quelle aventure étaient-ils embar- qués? A quelle série d'expériences avaient-ils été invités inviti, si l'on permet ce rapprochement de mots français et latin? Comment l'affaire se terrpineraiU elle, et, au fond, que voulait l'ingénieur Eiobur? Il y avait de quoi donner à réfléchir.

Quant au valet Frycollin, il était logé, à l'avant, dans une cabine contiguë à celle du maître coq de Y Albatros. Ce voisinage ne pouvait lui déplaire. 11 aimait à frayer avec les grands de ce momie. Mais, s'il finit par s'endormir, ce fut pour rêver de chutes successives, de projections à travers le vide, qui tirent de son sommeil un abominable cauchemar.

Et, cependant, rien ne fut plus calme que cette pérégrination au milieu d'une atmosphère dont les courants s'étaient apaisés avec le soir. En dehors du bruissement des ailes d'hélice, pas un bruit dans cette zone. Parfois, un coup de silflet que lançait quelque locomotive terrestre en courant les rails- roads, ou des hurlements d'animaux domestiques. Singulier instinct! ces êtres terrestres sentaient la machine volante passer au-dessus d'eux et jetaient des cris d'épouvante à son passage.

Le lendemain, 14 juin, à cinq heures, Uncle Prudent et Phil Evans se pro-

76

R 0 B U R - L E - C 0 N Q U E R ANT.

On eut dit une énorme coulée. (Page 74.)

menaient sur la plate-forme, on pourrait dire sur le pont de l'aéronef. Ilien de changé depuis la veille : l'homme de garde a l'avant, le limonier à

Pourquoi un homme de garde? Y avait-il donc quelque choc à redouter avec un appareil de même sorte? Non, évidemment, ltobur n'avait pas encore trouvé d'imitateurs. Quant à rencontrer quelque aérostat planant dans les airs, celte chance était tellement minime qu'il était permis de n'en point

RÉPONSE DE ROBUR.

s-Roclieuses. (Pap

tenir compte. En tout cas c'eût été tant pis pour l'aérostat le pot de fer et le pot de terre. L'Albatros n'aurait rien eu à craindre d'une semblable collision.

Mais, enfin, pouvait-elle se produire? Oui! Il n'était pas impossible que l'aéronef se mît à la côte comme un navire, si quelque montagne, qu'il n'eût pu tourner ou dépasser, eût barré sa route. C'étaient les écueils de l'air, et il devait les éviter comme un bâtiment évite des écueils de la mer.

ROBUR-LE-COXgUKRAXT

L'ingénieur, il est vrai, avait donné la direction ainsi que fait un capitaine, en tenant compte de l'altitude nécessaire pour dominer les liants sommets du territoire. Or, comme l'aéronef ne devait par tarder à planer sur un pays de montagnes, il n'était que prudent de veiller, pour le eas il aurait quelque peu dévié de sa roule.

En observant la contrée placée au-dessous d'eux, Uncle Prudent et Phil Evans aperçurent un vaste lac dont l'A Ibatros allait atteindre la pointe infé- rieure vers le sud. Ils en conclurent que, pendant la nuit, l'Erié avait été dépassé sur toute sa longueur. Donc, puisqu'il marchait plus directement a l'ouest, l'aéronef devait alors remonter l'extrémité du lac Michigan.

» l'as de doute possible ! dit Phil Evans. Cet ensemble de toits à l'horizon, c est Chicago! »

11 ne se trompait pas. C'était bien la cité vers laquelle rayonnent dix-sept rnilways. la reine de l'Ouest, le vaste réservoir dans lequel affluent les pro- duits de l'Indiana, de l'Ohio. du Wisconsin, du Missouri, de toutes ces pro- vinces qui forment la partie occidentale de Union.

Uncle Prudent, armé d'une excellente lorgnette marine qu'il avait trouvée dans son routle. reconnut aisément les principaux édifices de la ville. Son collègue put lui indiquer les églises, les édifices publics, les nombreux a élé- vators » ou greniers mécaniques, l'immense hôtel Sherman, semblable à un gros à jouer, dont les fenêtres figuraient des centaines de points sur chacune de ses faces.

Puisque c'est Chicago, dit Uncle Prudent, cela prouve que nous sommes emportés un peu plus à l'ouest qu'il ne conviendrait pour revenir à notre point de départ. »

En effet, Y Albatros s'éloignait en droite ligne de la capitale de la Pensyl- vanie.

Mais, si Uncle Prudent eût voulu mettre Roburen demeure de les ramener vers l'est, il ne l'aurait pu en ce moment. Ce matin-là, l'ingénieur ne semblait pas pressé de quitter sa cabine, soit qu'il y fût occupé de quelques travaux, soit qu'il y dormit encore. Les deux collègues durent donc déjeuner sans l'avoir aperçu.

RÉPONSE DE RODER.

La vitesse ne s'était pas modifiée depuis la veille. Étanl donnée la direction du vent qui soufflait de l'est, celte vitesse n'était pas gênante, et, comme le thermomètre ne baisse que d'un degré par cent soixante-dix mètres d'élé- vation, la température était très supportable. Aussi, tout en réfléchissant, en causant, en attendant l'ingénieur, Uncle Prudent et l'hil Evans se promenaient- ils sous ce qu'on pourrait appeler la ramure des hélices, entraînées alors dans un mouvement giratoire tel que le rayonnement de leurs branches se fondait en un disque semi-diaphane.

L'état d'IUinois fut ainsi franchi sur sa frontière septentrionale en moins de deux heures et demie. On passa au-dessus du Père des Eaux, le Mississipi, dont les steam-boats à deux étages ne paraissaient pas plus grands que des canots. Puis, Y Albatros se lança surl'Iowa, après avoir entrevu Iowa-City vers onze heures du matin.

Quelques chaînes de collines, des « bluffs >», serpentaient à travers ce terri- toire, en obliquant du sud au nord-ouest. Leur médiocre altitude n'exigea aucun relèvement de l'aéronef. D'ailleurs, ces bluffs ne devaient pas tarder à s'abaisser pour faire place aux larges plaines de l'iowa, étendues sur toute sa partie occidentale et sur le Nebraska, prairies immenses qui se déve- loppent jusqu'au pied des Montagnes Rocheuses. Ça et là, nombreux rios, affluents ou sous-affluents du Missouri. Sur leurs rives, villes et villages, d'autant plus rares que Y Albatros s'avançait plus rapidement au-dessus du Far- West.

Rien de particulier ne se produisit pendant cette journée, l'ncle Prudent et Pliil Evans furent absolument livrés à eux-mêmes. C'est à peine s'ils aperçu- rent Frycollin, étendu à l'avant, fermant les yeux pour ne rien voir. Et cependant, il n'était pas en proie au vertige, comme on pourrait le penser. Faute de repères, ce vertige n'aurait pu se manifester ainsi qu'il arrive au sommet d'un édifice élevé. L'abîme n'attire pas quand on le domine de la nacelle d'un ballon ou de la plate-forme d'un aéronef, ou, plutôt, ce n'est pas un abîme qui se creuse au-dessous de l'aéronaute, c'est l'horizon qui monte et l'entoure de toutes parts.

A deux heures, {'Albatros passait au-dessus d'Omaha, sur la frontière du

ROBUR-LE-CONQUERANT.

Nebraska, Omaha-City, véritable tète de ligne de ce chemin de fer du Paci- fique, longue traînée de rails de quinze cents lieues, tracée entre New-York ol San-Francisco. l"n moment, on put voir les eaux jaunâtres du. Missouri, puis la ville, aux maisons de bois et de briques, posée au centre de ce riche bassin, connue une ho.iele à la ceinture fle fer qui serre l'Amérique du Nord à sa taille. Sans doute aussi, pendant que les passagers de l'aéronef observaient tous ces détails, les habitants d*Omaha devaient apercevoir l'étrange appareil. Mais leur étonnement à le voir planer dans les airs ne pouvait être plus grand que relui du président et du secrétaire du Weldon-Institute de se trouver à si m bord.

En tout cas, c'était un fait que les journaux de l'Union allaient commen- ter. Ce serait l'explication de l'étonnant phénomène dont le monde entier s'occupait et se préoccupait depuis quelque temps.

Une heure après, V Albatros avait dépassé Omaha. Il fut alors constant qu'il se relevait vers l'est, en s'écartant île la Platle-River dont la vallée est suivie par le Pacifique-railway à travers la Prairie. Cela n'était pas pour satisfaire Uncle Prudent et Phil Evans.

« C'est donc sérieux, cet absurde projel de nous emmener aux antipodes? dit l'un.

Et malgré nous? répondit l'autre. Ah! que ce Robur y prenne garde! Je ne suis pas homme à le laisser faire!...

Ni moi! lépliqua Phil Evans. Mais, croyez-moi, Uncle Prudent, tâchez de vous modérer...

Me modérer!...

Et gardez votre colère pour le moment il sera opportun qu'elle

Vers cinq heures, après avoir franchi les Montagnes-Noiri s, couvertes de sapins et de cèdres, l'Albatros volait au-dessus de ce territoire qu'on a justement appelé les Mauvaises-Terres du Nebraska, un chaos de collines couleur d'ocre, de morceaux de montagnes qu'on aurait laissées lomber sur le sol et qui se seraient brisées dans leur chute. De loin, ces blocs prenaient les formes les plus fantaisistes. Ça et là. au milieu de cet

RÉPONSE DE ROBUR. 81

énorme jeu d'osselets, on entrevoyait des ruines de cités fin moyen âge avec forts, donjons, châteaux a mâchicoulis et à poivrières. Mais, en réalité, ces Mauvaises-Terres ne sont qu'un ossuaire immense blanchissent, par myria- des, les débris de pachydermes, de chéloniens, et même, dit-on, d'hommes fossiles, entraînés par quelque cataclysme inconnu des premiers âges.

Lorsque le soir vint, tout ce bassin de la Platte-River était dépassé. Mainte- nant la plaine se développait jusqu'aux extrêmes limites d'un horizon très relevé par l'altitude de l'Albatros.

Pendant la nuit, ce ne furent plus des sifflets aigus de locomotives, ni des sifflets graves de steam-boats qui troublèrent le calme firmament étoile. De longs mugissements montaient parfois jusqu'à l'aéronef, alors plus rap- proché du sol. Celaient des troupeaux de bisons qui traversaient la prairie, en quête de ruisseaux et de pâturages. Et. quand ils se taisaient, le frois- sement des herbes, sous leurs pieds, produisait un sourd bruissement, semblable au nullement d'une inondation et 1res différent du frémissement continu des hélices.

Puis, de lemps à autre, un hurlement de loup, de renard ou de chat sauvage, un hurlement de coyotte, ce canis latrans, dont le non est bien justifié par ses aboiements sonores.

Et, aussi, des odeurs pénétrantes, la menthe, la sauge et l'absinthe, mêlées aux senteurs puissantes des conifères qui se propageaienl à travers l'air pur de la nuit.

Enfin, pour noter tous les bruits venus du sol. un sinistre aboiement qui, cette fois, n'était pas celui des coyottes ; c'était le cri du Peau-Rouge qu'un pionnier n'eût pu confondre avec le cri des fauves.

Le lendemain, 15 juin, vers cinq heures du matin, Phil Evans quitta sa cabine. Peut-être, ce jour-là, se trouverait-il en face de l'ingénieur Robur?

En tout cas, désireux de savoir pourquoi il n'avait pas paru la vrille, il s'adressa au contremaître Tom Turner.

Tom Turner. d'origine anglaise, âgé de quarante-cinq ans environ, large de busle. trapu de membres, charpenté en fer, avait une de ces tèles énormes et caractéristiques, à la Hogarlh. telles que ce peintre de toutes les laideurs

ROBUR-LE-CONQUËRANT.

saxonnes en a fracé du bout de son pinceau. Si l'on veut bien examiner la planche quatre du Harlots Progress, on y trouvera la tète de Tom 'fumer sur les épaules du gardien de la prison, et on reconnaîtra que sa physio- nomie n'a rien d'encourageant.

« Aujourd'hui verrons-nous l'ingénieur Robur? dit Phil Evans.

Je ne sais, répondit Tom Turner.

Je ne vous demande pas s'il est sorti.

Peut-être.

Ni quand il rentrera.

Apparemment, quand il aura fini ses courses! » Et. là-dessus, Tom Turner rentra dans son roufle.

11 fallut se contenter de cette réponse, d'autant moins rassurante que, vérification faite de la boussole, il fut constant que l'Albatros continuait à remonter dans le nord-ouest.

Quel contraste, alors, entre cet aride territoire des Mauvaises-Terres, aban- donné avec la nuit, et le paysage qui se déroulait actuellement à la surface du sol.

L aéronef, après avoir franchi mille kilomètres depuis Omaha, se trouvait au-dessus d'une contrée que Phil Evans ne pouvait reconnaître par celte raison qu'il ne l'avait jamais visitée. Quelques forts, destinés à contenir les Indiens, couronnaient les bluffs de leurs lignes géométriques, plutôt formées par des palissades que par des murs. Peu de villages, peu d'habitants en ce pays si différent des territoires aurifères du Colorado, situés à plusieurs d grés au sud.

Au loin commençait à se profiler, très confusément encore, une suite de crêtes que le soleil levant bordait d'un trait de feu.

C'étaient les Montagnes-Rocheuses.

Tout d'abord, ce matin-là. L'ncle Prudent et Phil Evans furent saisis par un froid vif. Cet abaissement de la température n'était point à une modi- fication du temps, cl le soleil brillait d'un éclat superbe.

Cela doit tenir à l'élévation de l'Albatros dans l'atmosphère, «dit Phil L\au~.

RÉPONSE DE ROBUR. 8:1

En effet, le baromètre, placé extérieurement à la porte du mufle central, était tombé à cinq cent quarante millimètres ce qui indiquait une élévation de trois mille mètres environ. L'aéronef se tenait donc alors à une assez grande altitude, nécessitée par les accidents du sol.

D'ailleurs, une heure avant, il avait dépasser la hauteur de quatre mille mètres, car, derrière lui, se dressaient des montagnes que couvrait une neige éternelle.

Dans leur mémoire, rien ne pouvait rappeler à Uncle Prudent ni à son com- pagnon quel était ce pays Pendant la nuit, VA Ibalros avait pu faire des écarts, nord et sud, avec une vitesse excessive, et cela suffisait pour les dérouter.

Toutefois, après avoir discuté diverses hypothèses plus ou moins plausi- bles, ils s'arrêtèrent à celle-ci : ce territoire, encadré dans un cirque de mon- tagnes, devait être celui qu'un acte du congrès, en mars 187:2, avait déclaré Parc National des États-Unis.

C'était en effet celte région si curieuse. Elle méritait bien le nom de paie un parc avec des montagnes po.ur collines, des lacs pour étangs, des rivières pour ruisseaux, des cirques pour labyrinthes, et. pour jets d'eau, des geysers d'une merveilleuse puissance.

En quelques minutes, V Albatros se glissa au-dessus de la Yellovvstone- river, laissant le mont Stevenson sur la droite, et il aborda le grand lai qui porte le nom de ce cours d'eau. Quelle variété dans le tracé des rives de ce bassin, dont les plages, semées d'obsidienne et de petits cristaux, réfléchissent le soleil par leurs milliers de facettes! Quel caprice dans la disposition des îles qui apparaissent à sa surface! Quel icflet d'azur projeté par ce gigan- tesque miroir! Et autour de ce lac, l'un des plus élevés du globe terrestre, quelles nuées de volatiles, pélicans, cygnes, mouettes, oies, harnaches et plongeons! Certaines portions de rives, très escarpées, sont revêtues d'une toison d'arbres verts, pins et mélèzes, et, du pied de ces escarpements, jail- lissent d'innombrables fumerolles blanches. C'est la vapeur qui s'échappe de ce sol, comme d'un énorme récipient, dans lequel l'eau est entretenue par les feux intérieurs à l'état d ébullition permanente.

Pour le maître-coq, c'eût été ou jamais le cas de faire une ample provision

8'» ROBUR-LE-COXQUÉRANT.

de truites, le seul poisson que les eaux du lac Yellowslone nourrissent par myriades. Mais V Albatros se tint toujours à une telle hauteur que l'occasion ne se présenta pas d'entreprendre une pèche, qui, très certainement, aurait été miraculeuse.

Au surplus, en trois quarts d'heure, le lac fut franchi, et, un peu plus loin, la région de ces geysers qui rivalisent avec les plus beaux de l'Islande. Penchés au-dessus de la plate-forme, Uncle Prudent et Phil Evans observaient les colonnes liquides qui s'élançaient comme pour fournir à l'aéronef un élément nouveau. C'étaient « l'Éventail » dont les jets se disposent en lamelles rayon- nantes, le « Château fort », qui semble se défendre a coups de trombes, le « Vieux fidèle » avec sa projection couronnée d'arcs-en-ciel, le « Géant », dont la poussée interne vomit un torrent vertical d'une circonférence de vingt pieds, à plus de deux cents pieds d'altitude.

Ce spectacle incomparable, on peut dire unique au monde, Robur en con- naissait sans doute toutes les merveilles, car il ne parut pas sur la plate-forme. Était-ce donc pour le seul plaisir de ses hôtes qu'il avait lancé l'aéronef au- dessus de ce domaine national? Quoi qu'il en soit, il s'abstint de venir cher- cher leurs remerciements. Il ne se dérangea même pas pendant l'audacieuse traversée des Montagnes-Rocheuses, que ['Albatros aborda vers sept heures du matin.

On sait que cette disposition orographique s'étend, comme une énorme épine dorsale, depuis les reins jusqu'au cou de l'Amérique septentrionale, en prolongeant les Andes mexicaines. C'est un développement de trois mille cinq cents kilomètres que domine le pic James, dont la cime atteint presque douze mille pieds.

Certainement, en multipliant ses coups d'ailes, comme un oiseau de haut vol, Y Albatros aurait pu franchir les cimes les plus élevées de cette chaîne pour aller retomber d'un bond dans l'Orégon ou dans l'Utah. Mais la manœuvre ne fut pas même nécessaire. Des passes existent qui permettent de traverser cette barrière sans en gravir la crête. Il y a plusieurs de ces « canons », sortes de cols, plus ou moins étroits, à travers lesquels on peut se glisser, les uns tels que la passe Bridger que prend le raihvay du Pacifique pour

REPONSE DE ROBUR. 85

pénélrcr sur le territoire des Mormons, les autres qui s'ouvrent plus au nord (m plus au sud.

Ce fut à travers un de ces canons que l'Albatros s'engagea, après avoir niodcie sa \itesse, atin de ne point se iieurter contre les parois du col. Le timonier, avec une sûreté de main que rendait plus efficace encore l'extrême sensibilité du gouvernail, le manœuvra comme il eût fait d'une embarcation de premier ordre dans un match du Royal Thames Club. Ce fut. vraiment extraordinaire. Et, quelque dépit qu'en ressentissent les deux enuemis du

Plus lourd que l'air , ils ne purent qu'être émerveillés de la perfection d'un tel engin de locomotion aérienne.

En moins de deux heures et demie, la grande chaîne fut traversée, et l'Albatros reprit sa première vitesse à raison de cent kilomètres. Il repiquait alors vers le sud-ouest, de manière à couper obliquement le territoire de l'L'lah en se rapprochant du sol 11 étail même descendu à quelques centaines de mètres, lorsque des coups de sifflet attirèrent l'attention d'Uncle Prudent et de Phil Evans.

Celait un train du Pacifie-Railway qui se dirigeait vers la ville du Grand- Lac Salé.

En ce moment, obéissant à un ordre secrètement donné. l'Albatros Ra- baissa encore, de manière à suivre le convoi lancé à toute vapeur. Il fut aussitôt aperçu. Quelques tûtes se montrèrent aux portières des wagons. Puis, de nombreux voyageurs encombrèrent ces passerelles qui raccor- dent les cars » américains. Quelques-uns même n'hcsitèrenl pas à grimper sur les impériales, afin de mieux voir cette machine volante. Hips et hurrahs coururent à travers l'espace; mais ils n'eurent pas pour résultat de faire apparaître Robur.

L'Albatros descendit encore, en modérant le jeu de ses hélices suspensives, et ralentit sa marche pour ne pas laisser en arrière le convoi qu'il eût pu si facilement distancer. Il voletait au-dessus comme un énorme scarabée, lui qui aurait pu être un gigantesque oiseau de proie. Il faisait des embardées à droite et à gauche, il s'élançait en avant, il revenait sur lui-même, et, fière- ment, il avait arboré son pavillon noir à soleil d'or, auquel le chef du train

8t3 ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

répondit en agitant l'étamine aux trente-sept étoiles île l'Union Américaine.

En vain les deux prisonniers voulurent-ils profiler de l'occasion qui leur était offerle de faire connaître ce qu'ils étaient devenus. Eu vain le président du Weldon-Institute cria t-il d'une voix forte :

« Je suis Uncle Prudent de Philadelphie ! »

Et le secrétaire :

« Je suis Pliil Evans, son collègue! »

Leurs cris se perdirent dans les milliers de hurrahs dont les voyageurs saluaient leur passage.

Cependant, trois ou quatre des gens de l'aéronef avaient paru sur la plate- forme. Puis l'un d'eux, comme font les marins qui dépassent un navire moins rapide que le leur, tendit au train un bout de corde façon ironique de lui offrir une remorque.

\j Albatros reprit aussitôt sa marche habituelle, et, en une demi-heure, il eut laissé en arrière cet express, dont la dernière vapeur ne tarda pas à disparaître.

Vers une heure après-midi, apparut un vaste disque qui renvoyait les rayons solaires, ainsi que l'eût fait un immense réflecteur.

« Ce doit être la capitale des Mormons, Salt-Lakc-City ! » dit Uncle Prudent.

C était, en effet, la cité du Grand-Lac-Salé, et, ce disque, c'était le toit rond du Tabernacle, dix mille Saints peuvent tenir à l'aise. Comme un miroir convexe, il dispersait les rayons du soleil en toutes les directions.

s'étendait la grande cité, au pied des monts Wasalsh revêtus de cèdres et de sapins jusqu'à mi-flanc, sur la rive de ce Jourdain qui déverse les eaux de l'Utah dans le Great-Salt-Lakc. Sous l'aéronef se dévelop- pait le damier que figurent la plupart des villes américaines, damier dont on peut dire qu'il a « plus de dames que de cases, » puisque la polygamie est si en faveur chez les Mormons. Tout autour, un pays bien aménagé, bien cultivé, riche en textiles, dans lequel les troupeaux de moutons se comptent par milliers.

.Mai- cr( ensemble s'évanouit comme une ombre, et Y Albatros prit vers le.

RÉPONSE DE ItOBUR. 87

sud-ouest une vitesse plus accélérée qui ne laissa pas d'être très sensible, puisqu'elle dépassait celle du vent.

Bientôt l'aéronef s'envola au-dessus des régions du Nevada et de son ter- ritoire argentifère, que la Sierra seule sépare des placers aurifères de la Cali- fornie.

« Décidément, dit Phil Evans, nous devons nous attendre à voir San Fran- cisco avant la nuit !

Et après?... » répondit Uncle Prudent.

Il était six heures du soir, lorsque la Sierra Nevada fut franchie précisément par le col de Truckie qui sert de passe au raihvay. Il ne restait plus que trois cents kilomètres à parcourir pour atteindre, sinon San-Francisco, du moins Sacramento, la capitale de l'État californien.

Telle fut alors la rapidité imprimée h VAlbatros, que. avant huit heures, le dôme du Capitole pointait à l'horizon de l'ouest pour disparaître bientôt à l'horizon opposé.

En cet instant, Robur se montra sur la plate-forme. Les deux collègues allèrent à lui.

« Ingénieur Robur. dit Uncle Prudent, nous voilà aux confins de l'Amé- rique! Nous pensons que cette plaisanterie va cesser...

Je ne plaisante jamais, » répondit Robur.

Il fit un signe. L'Albatros s'abaissa rapidement vers le sol; mais, en même temps, il prit une telle vitesse qu'il fallut se réfugier dans les roulles.

A peine la porte de leur cabine s'élait-elle refermée sur les deux col- lègues :

« Un peu plus, je l'étranglais! dit Uncle Prudeni.

Il faudra tenter de fuir! répondit Phil Evans.

Oui!... coûte que coûte! »

Un long murmure arriva alors jusqu'à eux.

C'était le grondement de la mer qui se brisait sur les roches du littoral. C'était l'Océan Pacifique.

ROBUR-LE-COXQUÉRAXT.

L'un deux tendit au train un bout de corde. \P;ige 80.)

IX

DANS LEQUEL L ALBATROS FRANCHIT PRES DE DIX MILLE KILOMETRES. QUI SE TERMINENT PAR UN BOND PRODIGIEUX.

Uncle Prudent et Phil Evans étaient bien résolus à fuir. S'ils n'avaient eu

UN BOND PRODIGIEUX.

S9

L'aéronef fut entraîné jusqu'à la surface des <

. (Page 94.)

affaire aux lmil hommes particulièrement vigoureux qui composaient le per- sonnel de l'aéronef peut èlre eussent-ils tenté la lutte, lu coup d'audace aurait pu les rendre maîtres à bord et leur permettre de redescendre sur quelque point des États-Unis. Mais à deux, Fryeollin ne devant être considéré que comme une quantité négligeable. il n'y fallait pas songer. Donc, puisque la force ne pouvait être employée, il conviendrait de recourir à la ruse, dès qi:e l'Albatros prendrait terre. C'est ce que l'hil Evans essaya de faire comprendre

90 RCTBUR- L E -C O N Q U E R A N T .

à son irascible collègue, dont il craignait toujours quelque violence prématurée qui eût aggravé la situation.

En tout cas, ce n'était pas le moment. L'aéronef filait à toute vitesse au- dessus du Pacifique-Nord. Le lendemain matin. 16 juin, on ne voyait plus rien de la côte. Or. comme le littoral s'arrondit depuis File de Vancouver jusqu'au groupe des Aléoutiennes, portion de l'Amérique russe cédée aux Étals-Unis eu 1867. très vraisemblablement YAlbatros le croiserait à son extrême courbure, si sa direction ne se modifiait pas.

Combien les nuits paraissaient longues aux deux collègues! Aussi avaient- ils toujours hâte de quitter leur cabine. Ce matin-là, lorsqu'ils vinrent sur le pont, depuis plusieurs heures déjà l'aube avait blanchi l'horizon de l'est. On approchait du solstice de juin, le plus long jour de l'année dan- l'hémisphère boréal, et. sous le soixantième parallèle, c'est à peine s'il faisait nuit.

Quanl à l'ingénieur Robur, par habitude ou avec intention, il ne se pes-ait pas de sortir de son roufle. Ce jour-là. lorsqu'il le quitta, il se contenta de saluer ses deux hôtes, au moment il se croisait avec eux à l'arrière de l'aéronef.

Cependant, les yeux rougis par l'insomnie, le regard hébété, les jambes flageolantes, Frycollin s'était hasardé hors de sa cabine. II marchait comme un homme dont le pied sent que le terrain n'est pas solide. Son premier regard (ut pour l'appareil suspenseur qui fonctionnait avec une régularité î assurante, sans trop se hâter.

Cela fait, le nègre, toujours titubant, -r dirigea vers la rambarde et l.i saisil à deux mains, afin de mieux assurer son équilibre. Visiblement, il désirai! prendre un aperçu du pays que YAlbatros dominait de deux cents mètres au plus.

Frycollin avait se monter beaucoup pour risquer une pareille tentative. 11 lui fallait de l'audace, à coup sur, puisqu'il soumettait sa personne à une telle épreuve.

D'abord, Frycollin se tint le corps renversé en arrière devant la rambarde; puis il la secoua pour en reconnaître la solidité: puis il se redressa; puis il se courba en avant; puis il porta la tète en dehors. Inutile de dire que, peu-

UN BOND PRODIGIEUX. 91

dant qu'il exécutait ces mouvements divers, il avait les yeux fermés. Il les ouvrit enfin.

Quel cri! Et comme il se retira vite! Et de combien la tète lui rentra dans les épaules!

Au fond de l'abîme, il avait vu l'immense Océan. Ses cheveux se seraient dressés sur son front, s'ils n'eussent été crépus.

« La mer!... la mer!... » s'écria-t-il.

Et Frycollin fût tombé sur la plate-forme, si le maître-coq n'eût ouvert les bras pour le recevoir.

Ce maître-coq était un Français, et peut-être un Gascon, bien qu'il se nommât François Tapage. S'il n'était pas Gascon, il avait luiiner les brises de la Caronne pendant son enfance. Comment ce François Tapage se trouvait-il au service de l'ingénieur? Par quelle suite de hasards faisait-il partie du personnel de l'Albatros? on ne sait guère. En tout cas, ce narquois parlait l'anglais comme un Yankee.

< Eb! droit donc, droit! s'écria-t-il en redressant le nègre d'un vigoureux coup dans les reins.

Master Tapage!... répondit le pauvre diable, en jetant des regards déses- pérés vers les hélices.

S'il te plaît, Frycollin!

Est-ce que ça casse quelquefois?

Non! mais ça finira par casser.

Pourquoi?... pourquoi?...

Parce que tout lasse, tout passe, tout casse, comme on dit dans mon pays.

Et la mer qui est dessous!...

En cas de chute,. mieux vaut la mer.

Mais on se noie !...

On se noie, mais on ne s'é-cra-bou-ille pas ! « répondit François Tapage. » en scandant chaque syllabe de sa phrase.

Un instant après, par un mouvement de reptation, Frycollin s'était glissé au fond de sa cabine

92 ROBUR-LE-CONQUERANT

Fendant cette journée du 16 juin, l'aéronef ne prit qu'une vitesse modérée. Il semblait raser la surface de cette mer si calme, tout imprégnée de soleil, qu'il dominait seulement d'une centaine de pieds.

A leur tour, Curie Prudent et son compagnon étaient restés dans leur roufle, afin de ne point rencontrer Robur qui se promenait en fumant, tantôt seul, tantôt avec le contremaître 'loin Turncr. Il n'y avait qu'un demi-jeu d'hélices en fonction, et cela suffisait à maintenir l'appareil dans les basses zones de l'atmosphère.

En ces conditions, les gens de VAlbairos auraient pu se donner, avec le plaisir de la pêche, la satisfaction de varier leur ordinaire, si ces eaux du Pacifique eussent été poissonneuses. Mais, à sa surface, apparaissaient .seule- ment quelques baleines, de cette espèce à ventre jaune qui mesure jusqu'à vingl cinq mètres de longueur. Ce sont les plus redoutables cétacés des meis boréales. Ces pêcheurs de profession se gardent bien île les attaquer, tanl leur force est prodigieuse.

Cependant, en harponnant une de ces baleines, soit avec le harpon ordi- naire, soit avec la l'usée Flechler ou la javeline-bombe, dont il y avait un assortiment à bord, cette pêche aurait pu se faire sans danger.

Mais à quoi bon cet inutile massacre? Toutefois, et, sans doute, afin de montrer aux deux membres du Welilon-Instilule ce qu'il pouvait obtenir de son aéronef, Robur voulul donner la chasse à l'un ds ces monstrueux cétacés.

Au cri de « baleine! baleine! - Cncle Prudent et Phil Evans sortirent de leur caliine. Peut-être y avait il quelque navire baleinier en vue... Mans ce cas, pour échapper à leur prison volante, lous deux eussent été capables de se précipiter à la mer, en comptant sur la chance d'être recueillis par une embarcation

Déjà tout le personnel de l'Albatros était rangé sur la plate-forme. Il atten- dait.

Ainsi, nous allons en tàter, master Itobur ? demanda le contremaître

Oui, Tom. » répondit l'ingénieur.

Dans les rondes de la machinerie, le mécanicien et ses deux aides étaient

UN BOND PRODIGIEUX. 93

à leur poste, prêts à exécuter les manœuvres qui seraient commandées par gestes. UAlbatros ne tarda pas à s'abaisser vers la nier, et il s'arrêta à une cinquantaine de pieds au-dessus.

Il n'y avait aucun navire au large ce que purent constater les deux collègues ni aucune terre en vue qu'ils auraient pu gagner à la nage, en admettant que Robur n'eût rien fait pour les ressaisir.

Plusieurs jets de vapeur et d'eau, lancés par leurs évents, annoncèrent bientôt la présence des baleines qui venaient respirer à la surface de la mer.

Toin Turner, aidé d'un de ses camarades, s'était placé à l'avant. A sa portée était une de ces javelines-bombes, de fabrication californienne, qui se lancent avec une arquebuse. C'est une espèce de cylindre de métal que ter- mine une bombe cylindrique, armée d'une tige à pointe barbelée.

Du banc de quart de l'avant, sur lequel il venait de monter, Robur indi- quait, de la main droite aux mécaniciens, de la main gauche au timonier, les manœuvres à faire. Il était ainsi maître de l'aéronef dans toutes les directions, horizontale et verticale. On ne saurait croire avec quelle rapidité, avec quelle précision, l'appareil obéissail à tous ses commandements. On eût dit d'un être organisé, dont l'ingénieur Robur était l'âme.

« Baleine!... Baleine! » s'écria de nouveau Tom Turner.

En effet, le dos d'un cétacé émergeait à quatre encablures en avant de V Albatros.

VAlbatros courut dessus, cl, quand il n'en fut plus qu'à une soixantaine do pieds, il s'arrêta.

Tom Turner avait épaulé son arquebuse qui reposait sur une fourche fichée dans la rambarde. Le coup partit, et le projectile, entraînant une longue corde dont l'extrémité se rattachait à la plateforme, alla frapper le corps de la baleine. La bombe, remplie d'une matière fulminante, fit alors explosion, et, en éclatant, lança une sorte de petit barpon à deux branches, qui s'in- crusla dans les chairs de l'animal.

« Attention! » cria Turner.

L'nclo Prudent et Phil Evans, si mal disposés qu'ils fussent, se sentaient intéressés par ce spectacle.

ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

La baleine, blessée grièvement, avait frappé la mer d'un tel coup de queue que l'eau rejaillit jusque sur l'avant de l'aéronef. Puis l'animal plongea à une grande profondeur, pendant qu'on lui filait de la corde préalablement lovée dans une baille pleine d'eau, afin qu'elle ne prit pas feu au frottement. Lorsque la baleine revint à la surface, elle se mit à fuira toute vitesse dans la direction du nord.

Que l'on imagine avec quelle rapidité V Albatros fut remorqué à sa suite! D'ailleurs, les propulseurs avaient été arrêtés. On laissait faire l'animal, en se maintenant en ligne avec lui. Toni Turner était prêt à couper la corde, pour le cas oii un nouveau plongeon aurait rendu cette remorque trop dan- gereuse.

Pendant une demi-heure , et peut-être sur une distance de six milles, l'A Iba- tros fut ainsi entraîné; mais on sentait que le cétacé commençait àf'aiblir.

Alors, sur un geste de Robur, les aides-mécaniciens tirent machine en arrière, et les propulseurs commencèrent à opposer une certaine résistance à la baleine, qui, peu à peu. se rapprocha du bord.

Bientôt l'aéronef plana à vingt cinq pieds au-dessus d'elle. Sa queue battait encore les eaux avec une incroyable violence. En se retournant du dos sur le ventre, elle produisait d'énormes remous.

Tout à coup, elle se redressa, pour ainsi dire, piqua une tète, et plongea avec une telle rapidité, que Tom Turner eut à peine le temps de lui filer de la corde.

D'un coup, l'aéronef fut entraîné jusqu'à la surfaite des eaux. Vn tourbillon s'était formé à la place avait disparu ranimai. Vn paquet de mer embarqua par-dessus la rambarde, comme il en tombe sur les pavois d'un navire qui court contre le vent et la lame.

Heureusement, d'un coup de hache, Tom Turner trancha la corde, et l'Albatros, sa remorque détachée, remonta à deux cents mètres sous la puis- sance de ses hélices ascensionnelles.

Quant à Robur, il avait manœuvré l'appareil sans que son sang-froid l'eu! abandonné un instant.

Quelques minutes après, la baleine revenait à la surface morte cette fois.

UN BOND PRODIGIEUX. 95

De toutes parts les oiseaux de mer accouraient pour se jeter sur son cadavre, en poussant des cris à rendre sourd tout un Congrès.

L'Albatros, n'ayant que faire de cette dépouille, reprit sa marche vers l'ouest.

Le lendemain, 17 juin, à six heures du matin, une terre se profila à l'horizon. C'étaient la presqu'île d'Alaska et le long semis de brisants des Aléoutiennes.

L'Albatros sauta par-dessus cetle barrière pullulent ces phoques à fourrure, que chassent les Aléoutiens pour le compte de la Compagnie Russo- Américaine. Excellente affaire, la capture de ces amphibies longs de six àscpl pieds, couleur de rouille, qui pèsent de trois cents à cinq cents livres! Il v en avait des files interminables, rangées en front de bataille, et on eût pu les compter par milliers.

S'ils ne bronchèrent pas au passage de Y Albatros, il n'en fut pas de même des plongeons, lumnes et imbriens, dont les cris rauques emplirent l'espace, et qui disparurent sous les eaux, comme s'ils eussent été menacés par quelque formidable bêle de l'air.

Les deux mille kilomètres de la nier de Behring, depuis les premières Aléoutiennes jusqu'à la pointe extrême du Kamtchatka, furent enlevés pendant les vingt-quatre heures de cette jo.irnée et de la nuit suivante. Pour mettre à exécution leur projet de fuite, Uncle Prudent et Phil Evans ne se trouvaient plus dans des conditions favorables. Ce n'était ni sur ers rivages déserts de l'extrême Asie, ni dans les parages de la mer d'Okhotsk qu'une évasion pou- vait s'effectuer avec quelque chance. Visiblement, l'Albatros se dirigeait vers les terres du Japon ou de la Chine. Là, bien qu'il ne fût peut-être pas pru- dent de s'en remettre à la discrétion des Chinois ou des Japonais, les deux collègues étaient résolus à s'enfuir, si l'aéronef faisait halte en un point quel- conque de ces territoires.

Mais ferait-il halte? Il n'en était pas de lui comme d'un oiseau qui finit par se fatiguer d'un trop long vol, ou d'un ballon qui, faute de gaz, est obligé de redescendre. Il avait des approvisionnements pour bien des semaines encore, et ses organes, d'une solidité merveilleuse, défiaient toute faiblesse comme toute lassitude.

96

ROBUR- LE- C 0 N Q U ÉR ANT.

collègues [lurent voir t

immense. (Page 101.)

Va bond pardessus la presqu'île du Kamtchatka, dont oh aperçut à peine l'établissement de Petropavlovsk et le volcan de KToutschew pendant la journée du IS juin, puis un autre bond au-dessus de la nier d'Okhotsk, à peu près à la hauteur des îles Kouriles, qui lui l'ont un barrage rompu par des centaines de petits canaux. Le 19, au malin. {'Albatros atteignit le détroit de La Pérouse, resserré entre la pointe septentrionale du Japon et l'île Saghalien, dans celte petite Manche, se déverse ce grand fleuve sibérien, l'Amour.

UN BOND PRODIGIEUX. 99

Alors se leva un brouillard très dense, que l'aéronef dut laisser au-dessous de lui. Ce n'est pas qu'il eût besoin de dominer ces vapeurs pour se diriger. A l'altitude qu'il occupait, aucun obstacle à craindre, ni monuments élevés qu'il eût pu heurter à son passage, ni montagnes contre lesquelles il aurait couru le risque de se briser dans son vol. Le pays n'était que peu accidente. Mais ces vapeurs ne laissaient pas d'être fort désagréables, et tout eût été mouillé à bord.

11 n'y avait donc qu'à s'élever au-dessus de cette couche de brumes dont l'épaisseur mesurait trois à quatre cents mètres. Aussi les hélices furent - elles plus rapidement actionnées, et. au delà du brouillard, VAlba'ros retrouva les régions ensoleillées du ciel.

Dans ces conditions, Dncle Prudent et Phil Evans auraient eu quelque peine à donner suite à leurs projets d'évasion, en admettant qu'ils eussent pu quitter l'aéronef.

Ce jour-là, au moment Robur passait près d'eux, il s'arrêta un instant. et, sans avoir l'air d'y attacher aucune importance :

messieurs, dit-il, un navire à voile à vapeur, perdu dans des brumes dont il ne peut sortir, est toujours fort gêné. Il ne navigue plus qu'au sifflet ou à la corne. II lui faut ralentir sa marche, et, malgré tant de précautions, à chaque instant une collision est à craindre. L'Albatros n'éprouve aucun de ces soucis. Que lui font les brumes, puisqu'il peut s'en dégager? L'espace est à lui, tout l'espace! »

Cela dit. Robur continua tranquillement sa promenade, sans attendre une réponse qu'il ne demandait pas, et les bouffées de sa pipe se perdirent dans l'azur.

>< Uncle Prudent, dit Phil Evans, il paraît que cet étonnant Albatros n'a jamais rien à craindre!

C'est ce que nous verrons! » répondit le président du Weldon-Ins- titute. »

Le brouillard dura trois jours, les 19. 20. 21 juin, avec une persistance regrettable. Il avait fallu s'élever pour éviter les montagnes japonaises de Fousi-Zama. Mais, ce rideau de brumes s'étant déchiré, on aperçut une

100 ROBUR-LE-CONQUÉRANT

immense cité avec palais, villas, chalets, jardins, parcs. Même sans la voir, Rubnr l'eût reconnue rien qu'à l'aboiement de ses myriades île chiens, aux

cris de ses oiseaux de proie, et surtout à l'odeur cadavérique que les corps de ses suppliciés jettent dans l'espace.

Les deux collègues étaient sur la plate-forme, au moment l'ingénieur prenait ce repère, pour le cas il devrait continuer sa route au milieu du brouillard.

« Messieurs, dit-il, je n'ai aucune raison de vous cacher que cette ville, c'est Yédo, la capitale du Japon. »

Uncle Prudent ne répondit pas. En présence de l'ingénieur, il suffoquai! comme si l'air eût manqué à ses poumons.

a Cette vue de Yédo, reprit Robur, c'est vraiment très curieux.

Quelque curieux que ce soit... répliqua Phil Evans.

Cela ne vaut pas Pékin? riposta l'ingénieur C'est bien mon avis, et vous en pourrez juger avant peu »

Impossible d'être plus aimable.

L'Albatros, qui pointait vers le sud-.'sl , changea alors sa direction de quatre quarts, afin d'aller chercher dans Pesl une roule nouvelle.

Pendanl la nuit, le brouillard se dissipa. Il y avait des symptômes d'un typhon peu éloigné, baisse rapide du baromètre, disparition des vapeurs, grands nuages de forme ellipsoïdale, collés sur le fond cuivre du ciel; à l'horizon opposé, île long traits de carmin, nettement traces sur wnv nappe d'ardoise, et un large secteur, tout clair, dans le nord: puis, la mer unie cl calme, mais dont les eaux, au co:icher du soleil, prirent une sombre couleur ëcarlate.

Fort heureusement, ce typhon se déchaîna plus au sud et n'eut d'autre résultats que de dissiper les brumes amoncelées depuis près de trois

JOUIS.

En une heure, on avait franchi les deux cents kilomètres du détroit de Corée, puis, la pointe extrême de celte presqu'île. Tandis que le typhon allait battre les côtes sud est de la Chine. Y Albatros se balançait sur la Mer Jaune, et, pendant les journées du 22 et du 23, au dessus du golfe de Petchéli;

UN BOND PRODIGIEUX. LOI

le -21, il remontait la vallée du Pei-Ho, et il planait enfin sut' ia capitale du

Céleste-Empire.

Penchés en dehors de la plate-forme, les deux collègues, ainsi que l'avait annoncé l'ingénieur, purent voir trè> distinctement cette cité immense, le mur qui la sépare en deux parties. ville mandchoue et ville chinoise. les douze faubourgs qui l'environnent, les larges boulevards qui rayonnent vers le centre, les temples dont les toits jaunes et verts se baignaient dans le soleil levant, les parcs qui entourent les hôtels des mandarins; puis.au milieu de la ville mandchoue, les six cent soixante-huit hectares ' de la ville Jaune, avec ses pagodes, ses jardins impériaux, ses lacs artificiels, sa montagne de charbon qui domine toule la capitule; enfin, au centre de la ville Jaune, comme un cane de casse-tête chinois encastré dans un autre, la ville Rouge, c'est-à-dire, le Palais Impérial avec loutes les fantaisies de son invraisemblable archili dure.

En ce moment, au-dessous de l'Albatros, l'air était empli d'une harmonie singulière. On eût dit d'un concerl de harpes éoliennes. Pans l'air planaient un centaine de cerfs-volants de différentes forme-, en feuilles de palmier ou de pandanus, munis à leur partie supérieure d'une sorte d'arc en bois léger, sous-tendu d'une mince lame de bambou. Sous l'haleine du vent, loutes ces lames, aux notes variées comme celles d un harmonica, exha- laient un murmure de l'effet le plus mélancolique. 11 semblait que, dans ce milieu, on respirai de l'oxygène musical.

Etobur eut alors la fantaisie de se rapprocher de cet orchestre aérien, el YAlbalros vint lentement se baigner dans les ondes sonores que les cerfs- volants émettaient à travers l'atmosphère.

Mais, aussitôt, il se produisit un extraordinaire effef au milieu de cette innombrable population. Coups de tam-tnmset autres instruments formidables des orchestres chinois, coups de fusils par milliers, coups de mortiers par centaines, tout fut mis en œuvre pour éloigner l'aéronef. Si les astronomes de la Chine reconnurent, ce jour-là, que cette machine aérienne, c'était le

1. Près de quatorze fuis la surface Champ de Mar:-.

102 ROBUR-LE-CONQUERANT»

mobile dont l'apparition avait soulevé tant de disputes, les millions de Cé- lestes, depuis l'humble tankadère jusqu'aux mandarins les plus boutonnés, le prirent pour un monstre apocalyptique qui venait d'apparaître sur le ciel de Bouddah.

On ne s'inquiéta guère de ces démonstrations dans l'inabordable Albatros. Mais les cordes, qui retenaient les cerfs-volants aux pieux fichés dans les jar- dins impériaux, furent ou coupées ou halées vivement. De ces légers appareils, les uns revinrent rapidement à terre en accentuant leurs accords, les autres tombèrent comme des oiseaux qu'un plomb a frappés aux ailes et dont le chant finit avec le dernier souille.

Une formidable fanfare, échappée de la trompette de Tom Turner, se lança alors sur la capitale et couvrit les dernières notes du concert aérien. Cela n'interrompit pas la fusillade terrestre. Toutefois, une bombe, ayant éclaté à quelques vingtaines de pieds de sa plate-forme, l'Albatros remonta dans les zones inaccessibles du ciel.

Que se passa-t-il pendant les quelques jours qui suivirent? Aucun incident dont les prisonniers eussent pu profiter. Quelle direction prit l'aéronef? Invariablement celle du sud-ouest ce qui dénotait le projet de se rappro- cher de l'Indoustan. Il était visible, d'ailleurs, que le sol, montant sans cesse, obligeait l'Albatros à se diriger selon son profil. Eue dizaine d'heures après avoir quitté Pékin, tfncle Prudent et I'hil Evans avaient pu entrevoir une partie de la Grande Muraille sur la limite du Chen-Si. Puis, évitant les monts Loungs, ils passèrent au-dessus de la vallée de Wang-Ho et franchirent la frontière de l'Empire chinois sur la limite du Tibet.

Le Tibet, hauts plateaux sans végétation, de ci de pics neigeux, ravins desséchés, torrents alimentés par les glaciers, bas-fonds avec d'éclatantes couches de sel, lacs encadrés clans des forêts verdoyantes. Sur le tout, un vent souvent glacial.

Ee baromètre, tombé à i'.O millimètres, indiquait alors une altitude de plus de quatre mille mètres au-dessus du niveau de la mer. A cette hauteur, la température, bien que l'on lut dans les mois les plus chauds de l'hémisphère boréal, ne dépassait guère le zéro. Ce refroidissement, combiné

UN BOND PRODIGIEUX. 103

avec la vitesse de VAlbalivs, rendait la situation peu supportable. Aussi, bien que les deux collègues eussent à leur disposition de chaudes couvertures de voyage, ils préférèrent rentrer dans le ronfle.

11 va sans dire qu'il avait fallu donner aux hélices suspensives une extrême rapidité, afin de maintenir l'aéronef dans un air déjà raréfié. Mais elles fonc- tionnaient avec un ensemble parfait, et il semblait que l'on lut bercé par le frémissement de leurs ailes.

Ce jour-là, Garlok, ville du Tibet occidental, chef-lieu de la province de Guari-Khorsoum, put voir passer V Albatros, gros comme un pigeon voyageur.

Le 27 juin, Uncle Prudent et Phil Evans aperçurent une énorme barrière, dominée par quelques hauts pics, perdus dans les neiges, et qui leur coupait l'horizon. Tous deux, archontes alors contre le roufle de l'avant pour résister à la vitesse du déplacement, regardaient ses masses colossales. Elles semblaient courir au-devant de l'aéronef.

•< L'Himalaya, sans doute, dit I'hil Evans, et il est probable que ce Robur va en contourner la base, sans essayer de passer dans l'Inde.

Tant pis! répondit Uncle Prudent. Surcet immense territoire, peut-être aurions nous pu...

A moins qu'il ne tourne la chaîne par le Birman à l'est, ou par le Népaul à l'ouest.

En tout cas, je le mets au défi de la franchir!

Vraiment ! » dit une voix.

Le lendemain, 28 juin, l'Albatros se trouvait en face du gigantesque massif, au-dessus de la province de Z/.ang. De l'autre côté de l'Himalaya, c'était la région du Népaul.

En réalité, trois chaînes coupent successivement la route le l'Inde, quand ou vient du nord. Les deux septentrionales, entre lesquelles s'était glissé Y Alba- tros, comme un navire entre d'énormes ccueils, sont les premiers degrés de celte barrière de l'Asie centrale. Ce furent d'abord le Kouen-Loun, puis le Karakoroum, qui dessinent cette vallée longitudinale et parallèle à l'Hima- laya, presque à la ligne de faite se partagent les bassins de lTndus,à l'ouest, et du Brahmapoutre, à l'est.

165

ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

Ils ne se rendirent pas sans résistance. (Page 109.1

Quel superbe système orographique! Plus tle doux cents sommets déjà mesurés, dont dix-sept dépassent vingt-cinq mille pieds! Devant VAlbalros, à huit mille huit cent quarante mètres, s'élevait le mont Everest. Sur la droite, le Dwalaghiri. haut de huit mille deux cents. Sur la gauche, le Kinchanjunga, haut de huit mille cinq cent quatre-vingt-douze, relégué au deuxième rang depuis les dernières mesures de l'Everest.

Évidemment, Rohur n'avait pas la prétention d'effleurer la cime de ces pic>;

UN BONI) PRODIGIEUX.

105

Les geDs de Rubur halaieut joyeusement les iilets. (Page 114.)

mais, sans do;:te, il connaissait les diverses liasses de l'Himalaya, entre aulres, la passe d'Ibi-Gamjn, que les frères Schlagintweit, en 1856, ont fran- chit' à une hauteur de six mille huit cents mètres, et il s'y lança résolument.

Il y eut quelques heures palpitantes. 1res pénibles même. Cependant, si la raréfaction de l'aime devint pas telle qu'il fallut recouriràdes appareils spé- ciaux pour renouveler l'oxygène dans les cabines, le froid fut excessif.

Rohur, posté à l'avant, sa mâle figure sous son capuchon, commandait les

106 ROBUR-LE-CONQUERANT.

manœuvres. TomTurner avait en main la barre du gouvernail. Le mécanicien surveillait attentivement ses piles dont les substances acides n'avaient rien à craindre de la congélation heureusement. Les hélices, lancées au maximum de courant, rendaient des sons de plus en plus aigus, dont l'intensité fut extrême, malgré la moindre densité de l'air. Le baromètre tomba à 290 milli- mètres, ce qui indiquait sept mille mètres d'altitude.

Magnifique disposition de ce chaos de montagnes ! Partout des sommets blancs. Pas de lacs, mais des glaciers qui descendent jusqu'à dix mille pied- de la base. Plus d'herbe, rien que de rares phanérogames sur la limite de la vie végétale. Plus de ces admirables pins et cèdres, qui se groupent en forêts splendides aux flancs inférieurs de la chaîne. Plus de ces gigantesques fougères ni de ces interminables parasites, tendus d'un tronc à l'autre, comme dans les sous-bois de la jungle. Aucun animal, ni chevaux sauvages, ni yaks, ni bœufs tibétains. Parfois une gazelle égarée jusque dans ces hauteurs. Pas d'oiseaux, si ce n'est quelques couples de ces corneilles qui s'élèvent jusqu'aux dernières couches de l'air respirable.

Cette passe enfin franchie, V Albatros commença à redescendre. Au sortir ilu col, hors de la région des forêts, il n'y avait plus qu'une campagne infinie qui s'étendait sur un immense secteur.

Aiors Robur s'avança vers ses hôtes, et d'une voix aimable :

« L'Inde, messieurs, b dit-il.

ROIU'R LE CONQL-KRANT-

FRYCOLLIN A LA REMORQUE. 107

DANS LEQUEL ON VERRA COMMENT ET POURQUOI LE VALET FRYCOLLIN FUT MIS A LA REMORQUE.

L'ingénieur n'avait point l'intention de promener son appareil au-dessus de ces merveilleuses contrées de l'Indoustan. Franchir l'Himalaya pour mon- trer de quel admirable engin de locomotion il disposait, convaincre même ceux qui ne voulaient pas être convaincus, il ne voulait sans doute pas autre chose. Est-ce donc à dire que l'Albatros fût parfait, quoique la perfection ne soit pas de ce monde? On le verra bien.

En tout cas, si, dans leur for intérieur, Uncle Prudent et son collègue ne pouvaient qu'admirer la puissance d'un pareil engin de locomotion aérienne, ils n'en laissaient rien paraître. Ils ne cherchaient que l'occasion de s'enfuir. Ils n'admirèrent même pas le superbe spectacle offert à leur vue, pendant que Y Albatros suivait les pittoresques lisières du Pendjab.

Il y a bien, à la base de l'Himalaya, une bande marécageuse de terrains d'où transpirent des vapeurs malsaines, ce Tcraï dans lequel la fièvre est à l'état endémique. Mais ce n'était pas pour gêner VAlbatros ni compromettre la santé de son personnel. 11 monta, sans trop se presser, vers l'angle que lln- doustan fait au point île jonction du Turkestan et de la Chine. Le 29 juin, dès les premières heures du matin, s'ouvrait devant lui l'incomparable vallée de Cachemir.

Oui, incomparable, cette gorge que laissent entre eux le grand et le petit Himalaya! Sillonnée des centaines de contreforts que l'énorme chaîne envoie mourir jusqu'au bassin de l'Hydaspe, elle est arrosée par les ca- pricieux méandres du fleuve, qui vit se heurter les armées de Porus et

108 ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

d'Alexandre, c'est-à-dire, l'Inde et la Grèce aux prises dans l'Asie centrale. 11 est toujours là, cet Hydaspe, si les deux villes, fondées par le Macédonien en souvenir de sa victoire, ont si bien disparu qu'on ne peut même plus en retrouver la place.

Pendant cette matinée, V Albatros plana au-dessus de Srinagar. plus connue sous le nom de Cacliemir. Uncle Prudent et son compagnon virent une cité superbe, allongée sur les deux rives du fleuve, ses ponts de bois tendus comme des fils, ses chalets agrémentés de balcons en découpages, ses berges ombragées de hauts peupliers, ses toits gazonnés qui prenaient l'as- pect de grosses taupinières, ses canaux multiples, avec des barques comme des noix et des bateliers connue des fourmis, ses palais, ses temples, ses kiosques, ses mosquées, ses bungalows a l'entrée des faubourgs, tout cet ensemble doublé par la réverbération des eaux; puis sa vieille citadelle de Haii-Parvata, campée au front d'une colline, comme le plus important des finis de Paris au front du Mont-Valérien.

« Ce sérail Venise, dil Phil Evans, si nous étions en Europe.

Et si nous étions en Europe, répondit Uncle Prudent, nous saurions bien retrouver le chemin de l'Amérique! ><

L'Albatros ne s'attarda pas au-dessus du lac que le fleuve traverse et reprit son vol à travers la vallée de l'Hydaspe.

Pendant une demi-heure seulement, descendu à dix mètres du fleuve, il resta stâtionnaire. Alors, au moyen d'un tuyau de caoutchouc envoyé en dehors, loin Turner et ses gens s'occupèrent de refaire leur provision d'eau, qui fut aspirée par une pompe que les courants des accumulateurs mirent en mouvement.

limant celte opération, Uncle Prudent et Phil Evans s'étaient regardés. Une même pensée avait traversé leur cerveau. Ils n'étaient qu'à quelques mètres de la surface de l'Hydaspe, à portée des rives. Tous deux étaient bons nageurs. Un plongeon pouvait leur rendre la liberté, et, lorsqu'ils auraient disparu entre deux eaux, comment Robur eût-il pu les reprendre? Afin de laisser à ses propulseurs la possibilité d'agir, ne fallait-il pas que l'appareil se tint au moins à deux mètres au-dessus du lac?

FRYCOLLIX A LA REMORQUE. 109

En un instant, toutes les chances pour ou contre s'étaient présentées à leur esprit. En un instant ils les avaient pesées. Enfin ils allaient s'élancer par- dessus la plate-forme, lorsque plusieurs paires de mains s'abattirent sur leurs épaules.

On les observait. Ils furent mis dans l'impossibilité de fuir.

Cette fois, ils ne se rendirent pus sans résistance. Ils voulurent repous- ser ceux qui les tenaient. Mais c'étaient de solides gaillards, ces gens de V Albatros!

« Messieurs, se contenta de dire l'ingénieur, quand on a le plaisir de voyager en compagnie de Robur-le-Conquérant, comme vous l'avez si bien nommé, et à bord de son admirable Albatros, on ne le quitte pas ainsi... à l'anglaise! J'ajouterai même qu'on ne le quitte plus! »

Phil Evans entraîna son collègue qui allait se livrer à quelque acle de vio- lence. Tous deux rentrèrent dans le roufle, décidés à s'enfuir, dût-il leur en coûter la \ie, et n'importe où.

L'Albatros avait repris sa direction vers l'ouest. Pendant cette journée, avec une vitesse moyenne, il franchit le territoire du Caboulistan, dont on entrevit un instant la capitale, puis la frontière du royaume del'Hérat. à onze cents kilomètres de Gachemir.

Dans ces contrées, toujours si disputées encore, sur cette route ouverte aux Russes vers les possessions anglaises de l'Inde, apparurent des rassem- blements d'hommes, des colonnes, des convois, en un mot tout ce qui cons- titue le personnel et le matériel d'une armée en marche. On entendit aussi des coups de canon et le pétillement de la mousqueterie. Mais l'ingénieur ne se mêlait jamais des affaires des autres, quand ce n'était pas pour lui ques- tion d'honneur ou d'humanité. Il passa outre. Si lierai, comme on le dit, est la clef de l'Asie centrale, que celle clef allât dans une poche anglaise ou dans une poche moscovite, peu lui importait. Les intérêts terrestres ne regar- daient plus l'audacieux qui avait fait de l'air son unique domaine.

D'ailleurs, le pays ne tarda pas à disparaître sous un véritable ouragan de sable, comme il ne s'en produit que trop fréquemment dans ces régions. Ce vent, qui s'appelle « tebbad », transporte des éléments fiévreux avec l'impon-

110 ROBUR-LE-CONQUÉRÀNT.

dérable poussière soulevée à son passage. Et combien de caravanes périssent clans ces tourbillons!

Quant à VAlùatros, afin d'échapper à cette ] ssière qui aurait pu altérer

la finesse de ses engrenages, il alla chercher à deux mille mètres une zone plus saine.

Ainsi disparut la frontière de la Perse et ses longues plaines qui restèrent invisibles. L'allure était très modérée, bien qu'aucun écueil ne fût à craindre. En effet, si la carte indique quelques montagnes, elle ne sont cotées qu'à de moyennes altitudes. Mais, aux approches de la capitale, il convenait d'éviter le Dama vend, dont le pic neigeux pointe à près de six mille six cents mètres, puis la chaîne d'Elbrouz, au pied de laquelle est bâti Téhéran.

Dès les premières lueurs du -2 juillet surgit ce Damavend, émergeant du simoun de sables.

L'Albatros se dirigea donc de manière à passer au-dessus de la ville, que le vent enveloppait d'un nuage de fine poussière.

Cependant, vers les dix heures du matin, on put apercevoir les larges fossés qui entourent l'enceinte, et, au milieu, le palais du Shah, ses murailles revêtues de plaques de faïence, ses bassins qui semblaient taillés dans d'énormes turquoises d'un bleu éclatant.

Ce ne fut qu'une rapide vision. A partir de ce point, Y Albatros, modi- fiant sa route, porta presque directement vers le nord. Quelques heures après, il se trouvait au-dessus d'une petite ville, bâtie à un angle septen- trional de la frontière persane, sur les bords d'une vaste étendue d'eau, dont on ne pouvait apercevoir la fin ni au nord ni à l'est.

Celle ville, c'était le port d'Ashourada, la station russe la plus avancée dans le sud. Cette étendue d'eau, c'était une mer. C'était la Caspienne.

Plus de tourbillons de poussière alors. Vue d'un ensemble de maisons à l'européenne, disposées le long d'un promontoire, avec un clocher qui les domine.

L'Albatros s'abaissa sur cette mer dont les eaux sont à trois cents pieds au-dessous du niveau océanien. Vers le soir, il longeait la côte, turkestane

FRYCOLLIN A LA Ii E M ORQUE.

autrefois, russe alors, qui monte vers le golfe de Balkan, et le lende- main, 3 juillet, il planait à cent mètres au-dessus de la Caspienne.

Aucune terre en vue, ni du côté de l'Asie, ni du côté de l'Europe. A la surface de la mer, quelques voiles blanches gonflées par la brise. C'étaient des navires indigènes, recoimaissables à leurs formes, des kesebeys à deux mâts, des kayuks, anciens bateaux pirates à un mât, des teimils, simples canots de service ou de pèche. Ça et là, s'élevaient jusqu'à l'Albatros quelques queues de fumée, vomies par la cheminée de ces steamers d'Ashou- rada que la Russie entretient pour la police des eaux turkomanes.

Ce matin-là, le contremaître Toin Turner causait avec le maître-coq, Fran- çois Tapage, et, à une demande de celui-ci, il avait fait cette réponse :

« Oui, nous resterons quarante-huit heures environ au-dessus de la mer Caspienne.

Bien! répondit le maître-coq. Cela nous permettra sans doute de pêcher? ..

Comme vous le dites! »

Puisqu'on devait mettre quarante heures à faire les six cent vingt-cinq milles que mesure cette mer sur deux cents de large, c'est que la vitesse de l'Albatros serait très modérée, et même nulle pendant les opérations de pêche.

Or, cette réponse de Toin Turner fut entendue par Phil Evans qui se trou- vait alors à l'avant.

En ce moment, F.rycollin s'obstinait à l'assommer de ses incessantes récri- minations, le priant d'intervenir près de son maître pour qu'il le fit « déposer à terre ».

Sans répondre à celte demande saugrenue, Phil Evans revint à lanière retrouver Uncle Prudent. Là, toutes précautions prises pour ne point être entendus, il rapporta les quelques phrases échangées entre Tom Turner et le maître coq.

« Phil Evans, répondit Uncle Prudent, je pense que nous ne nous faisons aucune illusion sur les intentions de ce misérable à notre égard?

Aucune, répondit Phil Evans. Il ne nous rendra la liberté que lorsque cela lui conviendra, s'il nous la rend jamais!

112 ROBUR-LE-CONQ.UÉRANT.

Dans ce cas, nous devons tout tenter pour quitter VAlbalrosl

L'n fameux appareil, il faut bien l'avouer!

C'est possible! s'écria Uncle Prudent, mais c'est l'appareil d'un coquin qui nous retient au mépris de tout droit. Or, cet appareil constitue pour nous et les nôtres un danger permanent. Si donc nous ne parvenons pas à le détruire...

Commençons par nous sauver!... répondit Phil Evans. Nous venons après!

Soit! reprit Uncle Prudent, et profitons des occasions qui vont s'offrir. Évidemment Y Albatros va traverser la Caspienne, puis se lancer sur l'Europe, soit dans le nord, au-dessus de la Russie, soit dans l'ouest, au-dessus des contrées méridionales. Eli bien! en quelque lieu que nous mettions le pied, notre salut sera assuré jusqu'à l'Atlantique. II convient donc de se tenir prêts à toute heure.

Mais, demanda Pliil Evans, comment fuir'?...

Écoulez-moi, répondit Uncle Prudent. 11 arrive parfois, pendant la nuit, que l'Albatros plane à quelques centaines de pieds seulement du sol. Or, il y a à bord plusieurs câbles de cette longueur, et, avec un peu d'au- dace, on pourrait peut-être se laisser glisser...

Oui, répondit Phil Evans, le cas échéant, je n'hésiterais pas...

Ni moi. dit Uncle Prudent. J'ajoute que, la nuit, excepté le limonier posté à l'arrière, personne ne veille. Précisément, un de ces câbles est placé à l'avant, et. sans èlre vu, sans être entendu, il ne serait pas impossible de le dérouler...

Bien, dit Phil Evans. Je vois avec plaisir. Uncle Prudent; que tous êtes plus calme. Cela vaut mieux pour agir. Mais, en ce moment, nous voici sur la Caspienne. De nombreux bâtiments sont en vue. L'Albatros va descendre et s'arrêter pendant la pèche... Est-ce que nous ne pourrions pas profiter?...

Eh! on nous surveille, môme quand nous ne croyons pas èlre surveillés, répondit Uncle Prudent. Vous l'avez bien vu, quand nous avons tenté de nous précipiter dans l'Hydaspe.

FRYGOLLIN A LA REMORQUE. 113

Et qui dit que nous ne sommes pas surveillés aussi pendant la nui!? répliqua Phil Evans.

11 faut pointant en finir! s'écria Uncle Prudent, oui! en finir avec cet Albatros et son maître! »

On le voit, sous l'excitation de la colère, les deux collègues Uncle Pru- dent surtout pouvaient être conduits à commettre les actes les plus témé- raires et peut-être les plus contraires à leur propre sûreté.

I.e sentiment de leur impuissance, le dédain ironique avec lequel les traitait Robur, les réponses brutales qu'il leur faisait, tout contribuait à tendre une situation dont l'aggravation était chaque jour plus manifeste.

Ce jour même, une nouvelle scène faillit amener une altercation des plus regrettables entre Robur et le^ deux collègues. Frycollin ne se doutait guère qu'il allait en être le provocateur.

En se voyant au-dessus de celte mer sans limites, le poltron fut repris d'une belle épouvante. Comme un enfant, comme un nègre qu'il était, il se laissa aller à geindre, à protester, à crier, à se démener en mille contorsions et grimaces.

•le veux m'en aller!... .le- veux m'en aller! criait-il. Je ne sui< pas nu oiseau!... Je ne suis pas fait pour voler!... Je veux qu'on .ne renu-de à terre... tie.it de suite!... »

Il va sans dire que Uncle Prudent ne cherchait aucunement à le calmer, au contraire. Aussi ces hurlements finirent-ils par impatienter singulière- ment Robur.

Or, comme Tom Turner et sCs compagnons allaient procéder aux ma- nœuvres de la pèche, l'ingénieur, pour se débarrasser de Frycollin, ordonna de l'enfermer dans son roufle. .Mais le nègre commua à se débattre, à fiapper aux cloisons, à hurler de plus belle.

11 était midi. En ce moment, X Albatros se tenailàcinqou six mètres seulement du niveau de la mer. Quelques embarcations, épouvantées à sa vue, avaient pris la fuite. Cette portion de la Caspienne ne devait pas tarder à être déserte.

Comme on le pense bien, dans ces conditions ils n'auraient eu qu'à piquer une tète pour fuir, les deux collègues devaient être et . étaient

!lî ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

l'objet d'une surveillance spéciale. En admettant même qu'il se fussent jetés par-dessus le bord, on aurait bien su les reprendre avec le canot de caoutchouc de l'Albatros. Donc, rien à faire pendant la pèche, à laquelle Phil Evans crut devoir assister, tandis que L'ncle Prudent, en perpétuel état de rage, se retirait dans sa cabine.

On sait que la mer Caspienne est une dépression volcanique du sol. En ce bassin tombent les eaux de ces grands fleuves, le Volga, l'Oural, le Kour, la Kouma, la Jemba et autres. Sans l'évaporation qui lui enlève son trop plein, ce trou, d'une superficie de dix-sept mille lieues carrées, d'une pro- fondeur moyenne comprise entre soixante et quatre cents pieds, aurait inondé les côtes du nord et de l'est, basses el marécageuses. Bien que celte cuvette ne soit en communication ni avec la mer iN'oire, ni avec la mer d'Aral, dont les niveaux sont très supérieurs au sien, elle n'en nourrit pas moins un très grand nombre de poissons de ceux, bien entendu, auxquels ne peuvent déplaire ses eaux d'une amertume prononcée, due au naphte qu'y déversent les sources de son extrémité méridionale.

Or, en songeant à la variété que la pêche pouvait apporter à son ordinaire, le personnel de Y Albatros ne dissimulait pas le plaisir qu'il allait y prendre.

« Attention! » cria Tom Turner, qui venait de harponner un poisson de belle taille, presque semblable à un requin.

C'était un magnifique esturgeon, long de sept pieds, de cette espèce Belonga des Russes, dont les œufs, mélangés de sel, de vinaigre et de vin blanc, forment le caviar. Peut-être les esturgeons péchés dans les fleuves sont-ils meilleurs que les esturgeons de mer; mais ceux-ci lurent bien accueil- lis à bord de l'Albatros.

Toutefois, ce qui rendit cette pêche plus fructueuse encore, ce fut la traîne des chaluts qui ramassèrent pêle-mêle, carpes, brèmes, saumons, brochets d'eaux salées, et surtout quantité de ces sterlets de moyenne taille que les riches gourmets font venir vivants d'Astrakan à Moscou et à Péteisbourg. Ceux-ci allaient immédiatement passer de leur élément naturel dans les chau- dières de l'équipage, sans frais de transport.

Les gens de Robur balaient joyeusement les filets, après que Y Albatros les

FRYCOLLIN A LA REMORQUE. 115

avait promenés pendant plusieurs milles. Le gascon François Tapage, hurlant de plaisir, justifiait bien son nom. Une heure de pêche suffit à remplir les viviers de l'aéronef, qui remonta vers le nord.

Pendant celle halte, Frycollin n'avait cessé de crier, de frapper aux parois de sa cabine, de faire en un mot un insupportable vacarme.

« Ce maudit nègre ne se taira donc pas! dit Robur, véritablement à bout de patience.

Il me semble, monsieur, qu'il a bien le droit de se plaindre! répondit Phil Evans.

Oui, comme moi j'ai le droit d'épargner ce supplice à mes oreilles! répliqua Robur.

Ingénieur Robur!... dit Uncle Prudent, qui venait d'apparaître sur la plate-forme.

Président du Weldon-Instïtule? »

Tous deux s'étaient avancés l'un vers l'autre. Ils se regardaient dans le blanc des yeux.

Puis, Robur. haussant les épaules :

« A bout de corde! » dit- il.

Tom Turner avait compris. Frycollin fut tiré de sa cabine.

Quels cris il poussa, lorsque le contre-maître et un de ses camarades le saisirent et l'attachèrent dans une sorte de baille, à laquelle ils fixèrent solidement l'extrémité d'un câble !

C'était précisément un de ces câbles dont Uncle Prudent voulait faire l'usage que l'on sait.

Le nègre avait cru d'abord qu'il allait être pendu... Non ! Il ne devait être que suspendu.

En effet, ce cable fut déroulé au dehors sur une longueur de cent pieds, et Frycollin se trouva balancé dans le vide.

Il pouvait crier à son aise maintenant. Mais, l'épouvante l'étreignant au larynx, il resta muet.

Uncle Prudent et Phil Evans avaient voulu s'opposer à cette exécution : ils furent repoussés.

116

ROBUR-LE-CONQUERANT.

Frycollin balance dans le vide. (Page II

« C'est une infamie!... C'est unelâcheté! s'écria Uucle Prudent, qui était hors de lui.

Vraiment! répondit Robur.

C'est un abus de la force contre lequel je protesterai autrement que par des paroles!

Prolestez!

Je me vengerai, ingénieur Robur!

FRYC0LL1N A LA REMORQUE.

Vengez-vous, président du Weldon^Instilute!

Et de vous et des vôtres ! »

Les gens de l'Albatros s'étiiicnt rapprochés dans des dispositions peu bien- veillantes. Robur leur fit signe de s'éloigner.

« Oui!... De vous et des vôtres!... reprit Uncle Prudent, que son collègue essayait en vain de câliner.

Quand il vous plaira! répondit l'ingénieur.

Et par tous les moyens possibles!

Assez! dit alors Robur d'un ton menaçant, assez ! Il y a d'autres câbles à bord! Taisez-vous, ou, sinon, tout comme le valet, le maître! »

l'ncle Prudent se tut. non par crainte, mais parce qu'il fut pris d'une telle suffocation que Pbil Evans dut l'emmener dans sa cabine.

Cependant, depuis une heure, le temps s'était singulièrement modifié. Il y avait des symptômes auxquels on ne pouvait se méprendre. In orage mena- çait. La saturation électrique de l'atmosphère était portée à un tel point que, vers deux heures et demie, Robur fut témoin d'un phénomène qu'il n'avait jamais observé.

Dans le nord, d'où venait l'orage, montaient des volutes de vapeurs quasi lumineuses, ce qui était certainement à la variation de la charge élec- trique des diverses couches de nuages.

Le reflet de ces bandes faisait courir, à la surface de la mer, des myriades de lueurs, dont l'intensité devenait d'autant plus vive que le ciel commençait à s'assombrir.

L'Albatros et le météore ne devaient pas tarder à se rencontrer, puisqu'ils allaient l'un au-devant de l'autre.

Et Frycollin? Eh bien, Erycollin élait toujours à la remorque, ci remorque est le mol juste, car le cable faisait un angle assez ouvert avec l'ap- pareil lancé à une vitesse de cent kilomètres, ce qui laissait la baille quelque peu en arrière.

Que l'on juge de son épouvante, lorsque les éclairs commencèrent à sillon- ner l'espace autour de lui, tandis que le tonnerre roulait ses éclats dans les profondeurs du ciel.

118 ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

Tout le personnel du bord s'occupait à manœuvrer en vue de l'orage, soit pour s'élever plus haut que lui, soit pour le distancer en se lançant à travers les couches inférieures.

h' Albatros se trouvait alors à sa hauteur moyenne, mille mètres environ, quand éclata un coup de foudre d'une violence extrême. La rafale s'éleva soudain. En quelques secondes, les nuages en feu se précipitèrent sur l'aéronef.

Phil Evans vint alors intercéder en faveur de Frycollin et demander qu'on le ram nàt à bord.

Mais Robur n'avait point attendu cette démarche. Ses ordres étaient donnés. Déjà on s'occupait de haler la corde sur la plate-forme, quand, tout à coup, il se fit un ralentissement inexplicable dans la rotation des hélices suspensives.

Robur bondit vers le roufle central :

« Force!... Force!... cria-t-il au mécanicien. Il faut monter rapidement et plus haut que l'orage!

Impossible, maître!

Qu'y a-t-il?

Les courants sont troublés!... Il se fait des intermittences!... » Et de fait, Y Albatros s'abaissait sensiblement.

Ainsi qu'il arrive pour les courants des fils télégraphiques pendant les orages, le fonctionnement électrique n'opérait plus qu'incomplètement dans les accumulateurs de l'aéronef. Mais, ce qui n'est qu'un inconvénient quand il s'agit de dépèches, ici, c'était un effroyable danger, c'était l'appareil préci- pité dans la mer, sans qu'on pût s'en rendre maître.

« Laisse descendre, cria Robur, et sortons de la zone électrique! Allons, enfants, du sang-froid! »

L'ingénieur était monté sur son banc de quart. Les hommes, à leur poste, se tenaient prêts à exécuter les ordres du maître.

VAlbatros, bien qu'il se fût abaissé de quelques centaines de pieds, était encore plongé dans le nuage, au milieu des éclairs qui se croisaient comme les pièces d'un feu d'artifice. C'était à croire qu'il allait être foudroyé. Les hélices se ralentissaient encore, et ce qui n'avait élé jusque-là qu'une des- cei.te un peu rapide menaçait de devenir une chute.

LA COLERE DE UN CLE PRUDENT. H9

Enfin, en moins d'une minute, il était manifeste qu'il serait arrivé au niveau de la mer. Une fois immergé, aucune puissance n'aurait pu l'arracher de cet abîme.

Soudain la nuée électrique apparut au-dessus de lui. L'Albatros n'était plus alors qu'à soixante pieds de la crête des lames. En deux ou trois secondes, elles auraient noyé la plate-forme.

Mais, Robur, saisissant l'instant propice, se précipita vers le ronfle central, il saisit les leviers de mise en train, il lança le courant des piles que ne neutralisait plus la tension électrique de l'atmosphère ambiante... En un instant, il eut rendu à ses hélices leur vitesse normale, arrêté la chute, maintenu Y Albatros à petite hauteur, pendant que ses propulseurs l'entraî- naient loin de l'orage, qu'il ne tarda pas à dépasser.

Inutile de dire que Frycollin avait pris un bain forcé, pendant quelques secondes seulement. Lorsqu'il fut ramené à bord, il était mouillé comme s'il « ùt plongé jusqu'au fond des mers. On le croira sans peine, il ne criait plus.

Le lendemain, 4 juillet, VA Ibatros avait franchi la limite septentrionale de la Caspienne.

XI

DANS LEQUEL LA COLÈRE DE UNCLE PRUDENT CROIT COMME LE CARRÉ DE LA VITESSE.

Si jamais l'ncle Prudent cl Phil Evans durent renoncer à tout espoir de s'échapper, ce fut bien pendant les cinquante heures qui suivirent. Robur redoutait-il que la garde de ses prisonniers fût moins facile durant cette traversée de l'Europe? C'est possible. Il savait, d'ailleurs, qu'ils étaient déci- dés à tout pour s'enfuir.

Quoi qu'il en soit, toute tentative eût alors été un suicide. Que l'on saute

120 ROBUR-LE-GONQUERANT.

d'un express, marchant avec une vitesse de cent kilomètres à l'heure, ce

n'e^t peut-être que risquer sa vie. niais, d'un rapide, lance à raison de deux cents kilomètres, ce serait vouloir la mort.

Or. c'est précisément cette vitesse, le maximum dont il put disposer, qui tut imprimée à ['Albatros. Elle dépassait le vol de l'hirondelle, soit cent quatre-vingts kilomètres à l'heure.

Depuis quelque temps, on a le remarquer, les vents du nord-est domi- naient avec une persistance très favorable à la direction de V Albatros, puis- qu'il marchait dans le même sens, c'est-à-dire, d'une façon générale vers l'ouest. M.us. ces vents commençant à se calmer, il devint bientôt impossible de se tenir sur la plate-forme, sans avoir la respiration coupée par la rapidité du déplacement. Les deux collègues, à un certain moment, eussent même été jetés par-dessus le bord, s'ils n'avaient été accules contre leur roulle par la pression de l'air.

Heureusement, à travers les hublots de sa cage, le timonier les aperçut, et une sonnerie électrique prévint les hommes, renfermés dans le poste de l'avant.

Quatre d'entre eux se glissèrent aussitôt vers l'arrière, en rampant sur la plate-forme.

Que ceux qui se sont trouvés en mer sur un navire debout au vent, pen- dant quelque tempête, rappellent leur souvenir, et ils comprendront ce que devait être la violence d'une pareille pression. Seulement, ici, c'était Y Alba- tros qui la créait par son incomparable vitesse.

En somme, il fallut ralentir la marche ce qui permit à Uncle Prudent et à Phil Evans de regagner leur cabine. A l'intérieur de ses roufles, ainsi que l'avait dit l'ingénieur, ['Albatros emportait avec lui une atmosphère parfai- tement respirable.

Mais quelle solidité avait donc cet appareil, pour qu'il pûl résister à un pareil déplacement: C'était prodigieux. Quant aux propulseurs de l'avant et de l'arrière, on ne les voyait même plus tourner. C'était avec une infinie puis- sance de pénétration qu'ils se vissaient dans la couche d'air.

La dernière ville, observée du bord, avait été Astrakan, située presque à l'extrémité nord de la Caspienne.

LA COLERE DE UNCLÈ PRUDENT. 121

L'Étoile du Déseit, sans doute quoique poète russe l'a appelée ainsi, est maintenant descendue de la première à la cinquième ou sixième grandeur. Ce simple chef-lieu de gouvernement avait un instant montré ses vieilles mu- railles couronnées de créneaux inutiles, ses antiques tours au centre de la cité, ses mosquées contiguës à des églises de style moderne, sa cathédrale dont les cinq dômes, dorés et semés d'étoiles bleues, semblaient décou- pés dans un morceau de firmament, le tout presque au niveau de cette embouchure du Volga qui mesure deux kilomètres.

[mis, à partir de ce point, le vol de l'Albatros ne fut plus qu'une sorte de chevauchée à travers les hauteurs du ciel, comme s'il eût élé altelé de ces fabuleux hippogriffes qui franchissent une lieue d'un seul coup d'aile.

Il était dix heures du matin, le i juillet, lorsque l'aéronef pointa dans le nord-ouest en suivant à peu près la vallée du Volga. Les steppes du Don et de l'Oural filaient de chaque côté du fleuve. S'il eût été possible de plonger un regard sur ces vastes territoires, à peine aurait-on eu le temps d'en comp- ter les villes et villages. Enfin, le soir venu, l'aéronef dépassait Moscou, sans même saluer le drapeau du Kremlin. En dix heures, il avait enlevé les deux mille kilomètres qui séparent Astrakan de l'ancienne capitale de toutes les Russies.

De Moscou à Pélersbourg, la ligne du chemin de fer ne compte pas plus de douze cents kilomètres. Celait donc l'affaire d'une demi-journée. Aussi, {'Albatros, exact comme un express, atteignit-il Fétersbouig et les bords de la Neva vers deux heures du matin. La clarté de la nuit, sous celte haute latitude qu'abandonne si peu le soleil de juin, permit d'embras- ser un instant l'ensemble de cette vasle capitale.

Puis, ce furent le golfe de Finlande, l'archipel d'Abo, la Baltique, la Suède à la latitude de Stockholm, la Norvège à la latitude de Christiania. Dix heures seulement pour ces deux mille kilomètres! En vérité, on aurait pu le croire, aucune puissance humaine n'eût été capable désormais d'enrayer la vitesse de YAlbatros, comme si la résultante de sa force de projection et de l'attraction terrestre l'eût maintenu dans une trajectoire immuable autour de du idobe.

122 ROBUR-LE-CONQUÉRANT.

Il s'arrêta, cependant, et précisément au-dessus de la fameuse chute de Rjukanfos, en Norvège. Le Gousta, dont la cime domine cette admirable région du Telemark, fut comme une borne gigantesque qu'il ne devait pas dépasser dans l'ouest .

Aussi, à partir de ce point, Y Albatros revint-il franchement vers le sud, sans modérer sa vitesse.

Et, pendant ce vol invraisemblable, que faisait Frycollin?Frycollin demeu- rait muet au fond de sa cabine, dormant du mieux qu'il pouvait, sauf aux heures des repas.

François Tapage lui tenait alors compagnie et se jouait volontiers de ses terreurs.

« Eh! eh! mon garçon, disait-il, tu ne cries donc plus!... Faut pas le gêner pourtant!... Tu en serais quitte pour deux heures de suspension!... Hein!... avec la vitesse que nous avons maintenant, quel excellent bain dair poul- ies rhumatismes!

11 me semble que tout se disloque ! répétait Frycollin.

Peut-être bien, mon brave Fry ! Mais nous allons si rapidement que nous ne pourrions même plus tomber!... Voilà qui est rassurant!

Vous croyez ?

Foi de Gascon ! »

Pour dire le vrai, et sans rien exagérer comme François Tapage, il était certain que, grâce à cette rapidité, le travail des hélices suspensives était quelque peu amoindri. L'Albatros glissait sur la couche d'air à la manière d'une fusée à la Congrève.

a Et ça durera longtemps comme cela? demandait Frycollin.

Longtemps?... Oh non! répondait le maître-coq. Simplement toute la vie!

Ah ! faisait le nègre en recommençant ses lamentations.

Prends garde, Fry, prends garde! s'écriait alors François Tapage, car, comme on dit dans mon pays, le maître pourrait bien l'envoyer à la balançoire! »

Et Frycollin, en même temps que les morceaux qu'il mettait en double dans sa bouche, ravalait ses soupirs.

LA COLERE DE UNCLE PRUDENT. 123

Pendant ce temps, l'ncle Prudent et Phil Evans, qui n'étaient point gens à récriminer inutilement, venaient de prendre un parti. Il était évident que la fuite ne pouvait plus s'effectuer. Toutefois, s'il n'était pas possible de remettre le pied sur le globe terrestre, ne pouvait-on faire savoir à ses habi- tants ce qu'étaient devenus, depuis leur disparition, le président et le secré- taire du Weldon-lnstilute, par qui ils avaient été enlevés, à bord de quelle machine \oIante ils étaient détenus, et provoquer peut-être, de quelle façon, grand Dieu ! une audacieuse tentative de leurs amis pour les arra- cher aux mains de ce Robur?

Correspondre?... Et comment? Suffirait-il donc d'imiter les marins en détresse qui enferment dans une bouteille un document indiquant le lieu du naufrage et le jettent à la mer?

Mais ici, la mer, c'était l'atmosphère. La bouteille n'y surnagerait pas. A moins de tomber juste sur un passant, dont elle pourrait bien fracasser le crâne, elle risquerait de n'èlre jamais retrouvée.

En somme, les deux collègues n'avaient que ce moyen à leur disposition, et ils allaient sacrifier une des bouteilles du bord, quand L'ncle Prudent eut une autre idée. Il prisait, on le sait, et on peut pardonner ce léger défaut à un Amé- ricain, qui pourrait faire pis. Or, en sa qualité de priseur, il possédait une taba- tière,— vide maintenant. Cette tabatière était en aluminium. Lue fois lancée au dehors, si quelque honnête citoyen la trouvait, il la ramasserait; s'il la ramas- sit, il la porterait à un bureau de police, et, là, on prendrait connaissance du document destiné à faire connaître la situation des deux victimes de P»obur-le-Conquérant.

C'est ce qui fut fait. La note était courte, mais elle disait tout et donnait l'adresse du Weldon-Institute, avec prière de faire parvenir.

Puis, L'ncle Prudent, après y avoir glissé la note, entoura la tabatière d'une épaisse bande de laine solidement ficelée, autant pour l'empêcher de s'ouvrir pendant la chute que de se briser sur le sol. Il n'y avait plus qu'à attendre une occasion favorable.

En réalité, la manœuvre la plus difficile, pendant cette prodigieuse tra- versée de l'Europe, c'était de sortir du roufle, de ramper sur la plate-forme,

124 ROBUR-LE-CONQUERANT.

au risque d'être emporté, et cela secrètement. D'autre part, il ne fallait pas que la tabatière tombât en quelque mer, golfe, lac ou tout autre cours d'eau. Elle eût été perdue.

Toutefois, il n'était pas impossible que les deux collègues réussissent par ce moyen à rentrer en communication avec le monde babité.

Mais il faisait jour en ce moment. Or, mieux valait attendre la nuit et pro- fiter, soit d'une diminution de la vitesse, soit d'une halte, pour sortir du routle. Peut-être pourrait-on alors gagner le bord de la plate-forme et ne laisser tomber la précieuse tabatière que sur une ville.

D'ailleurs, quand bien même toutes ces conditions se fussent alors ren- contrées, le projet n'aurait pas pu être mis à exécution, ce jour du moins.

L'Albatros, en effet, après avoir quitté la terre norvégienne à la hauteur du Gousta, avait appuyé vers le sud. Il suivait précisément le zéro de longi- tude qui n'est autre, en Europe, que le méridien de Paris. Il passa donc au- dessus de la mer du Nord, non sans provoquer une stupéfaction bien natu- relle à bord de ces milliers de bâtiments qui font le cabotage entre l'Angleterre, la Hollande, la France et la Belgique. Si la tabatière ne tombait pas surle pont même de l'un de ces navires, il y avait bien des chances pour qu'elle s'en allât par le fond.

Uncle Prudent et Phil Evans furent donc obligés d'attendre un moment plus favorable. Du reste, ainsi qu'on va le voir, une excellente occasion devait bientôt s'offrir à eux.

A dix heures du soir, l'Albatros venait d'atteindre les côtes de France, à peu près à la hauteur de Dunkerque. La nuit était assez sombre. Un instant, on put voir le phare de Gris-Nez croiser ses feux électriques avec ceux de Douvres, d'une rive à l'autre du détroit du Pas-de-Calais. Puis V Albatros .-'avança au dessus du territoire français, en se maintenant à une moyenne altitude de mille mètres.

Sa vitesse n'avait point été modérée. Il passait comme une bombe au-des- sus des villes, des bourgs, des villages, si nombreux en ces riches provinces de la France septentrionale. C'étaient, sur ce méridien de Paris, après Dun-

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keique, Doullens, Amiens, Creil, Saint-Denis. Rien ne le fit dévier de la ligne droite. C'est ainsi que, versminu.it, il arriva au-dessus de la « Ville-Lumière ». qui mérite ee nom même quand ses habitants sont couchés ou devraient l'être.

Par quelle étrange fantaisie l'ingénieur fut-il porté à faire halte au-dessus de la cité parisienne? on ne sait. Ce qui est certain, c'est que l'Albatros s'abaissa de manière à ne la dominer que de quelques centaines de pieds seulement. Robur sortit alors de sa cabine, et tout son personnel vint respirer un peu de l'air ambiant sur la plate-forme.

Uncle Prudent et Pliil Evans n'eurent garde de manquer l'excellente occa- sion qui leur était offerte. Tous deux, après avoir quitté leur roulle, cher- chèrent à s'isoler, afin de pouvoir choisir l'instant le plus propice. 11 fallait surtout éviter d'être vu.

V Albatros, semblable à un gigantesque scarabée, allait doucement au-dessus de la grande ville. Il parcourut la ligne des boulevards, si brillamment éclairés alors par les appareils Edison. Jusqu'à lui moulait le bruit des voitures circulant encore dans les rues, et le roulement des trains sur les railways multiples qui rayonnent vers Paris. Puis, il vint planera la hauteur des plus hauts monuments, comme s'il eût voulu heurter la boule du Panthéon ou la croix des Invalides. Il voleta depuis les deux minarets du Trocadéro jusqu'à la tour métallique du Champ de Mars, dont l'énorme réflecteur inondait loute la capitale de lueurs électriques.

Cette promenade aérienne, cette flânerie de noctambule, dura une heure environ. C'était comme une halte dans les airs, avant la reprise de l'inter- minable voyage.

Et même l'ingénieur Robur voulut, sans doute, donner aux Parisiens le spectacle d'un météore que n'avaient point prévu ses astronomes. Les fa- naux àel'Albatros furent mis en activité. Deux gerbes brillantes se prome- nèrent sur les places, les squares, les jardins, les palais, sur les soixante mille maisons de la ville, en jetant d'immenses houppes de lumière d'un horizon à l'autre.

Certes, {'Albatros avait été vu, celte fois, non seulement bien vu, mais

126 ROBUR-LE-CONQUÉRÀNT;

entendu aussi, car Toni Turner, embouchant sa trompette, envoya sur la cité une éclatante fanfare. A ce moment, l'ncle Prudent, se penchant au-dessus de la rambarde, ouvrit la main et laissa tomber la tabatière....

Presque aussitôt l'Albatros s'éleva rapidement.

Alors, à travers les hauteurs du ciel parisien, monta un immense hurrah de la foule, grande encore sur les boulevards, hurrah de stupéfaction qui s'adressait au fantaisiste météore.

Soudain, les fanaux de l'aéronef s'éteignirent, l'ombre se refit autour de lui en même temps que le silence, et la route fut reprise avec une vitesse de deux cents kilomètres à l'heure.

C'était tout ce qu'on devait voir de la capitale de la France.

A quatre heures du matin, Y Albatros avait traversé obliquement tout le ter- ritoire. Puis, afin de ne pas perdre de temps à franchir les Pyrénées ou les Alpes, il se glissa à la surface de la Provence jusqu'à la pointe du Cap d'An- tilles. A neuf heures, les San-Pietrini, assemblés sur la terrasse de Saint-Pierre de Rome, restaient ébahis en le voyant passer au-dessus de la Ville Éternelle. Deux heures après, dominant la baie de Naples, il se balançait un instant au milieu des volutes fuligineuses du Vésuve. Enfin, après avoir coupé la Médi- terranée d'un \ol oblique, dès la première heure de F après midi, il était signalé par les vigies de la Goulette, sur la cote tunisienne.

Après l'Amérique, l'Asie! Après l'Asie, l'Europe! C'étaient plus de trente mille kilomètres que le prodigieux appareil venait de faire en moins de vingt- trois jours!

Et maintenant, le voilà qui s'engage au-dessus des régions connues ou inconnues de la terre d'Afrique !

Peut-être veut-on savoir ce qu'était devenue la fameuse tabatière, après sa chute?

La tabatière était tombée rue de Rivoli, en face du numéro 210, au moment cette rue se trouvait déserte. Le lendemain, elle fut ramassée par une honnête balayeuse qui s'empressa de la porter à la Préfecture de Police.

CUN..I-1.I'. ,\ r.

LA COLERE DE UNCLE PRUDENT. 127

Là, prise tout d'abord pour un engin explosif, elle fut déficelée, dévelop- pée, ouverte avec une extrême prudence.

Soudain une sorte d'explosion se fit... L'n éternuement formidable que n'avait pu retenir le Chef de la Sûreté.

Le document fut alors tiré de la tabatière, et, à la surprise générale, on y lut ce qui suit :

Uncle Prudent et Phil Evans, président et secrétaire du Weldon-Institute

de Philadelphie, enlevés dans l'aéronef Albatros de l'ingénieur Robur.

« Faire part aux amis et ci innaissances.

Y. P. et P. E. »

C'était l'inexplicable phénomène enfin expliqué aux habitants des Deux Mondes. C'était le calme rendu aux savants des nombreux observatoires qui fonctionnent a la surface du globe terrestre.

XII

PANS LEQUEL L INGENIEUR ROBUR AGIT COMME S IL VOULAIT CONCOURIR POUR UN DES PRIX MONTHYON.

A cette étape du voyage de circumaviation dcY Albatros, il est certainement permis de se poser les questions suivantes :

Qu'est-ce donc, ce Robur, dont on ne connaît que le nom jusqu'ici ? Passe- t-il sa vie dans les airs"? Son aéronef ne se repose-t-il jamais? X'a-t-il pas une retraite en quelque endroit inaccessible, dans laquelle, s'il n'a pas besoin de se reposer, il va du moins se ravitailler? 11 serait étonnant qu'il n'en fût pas ainsi. Les plus puissants volateurs ont toujours une aire ou un nid quelque part.

Accessoirement, qu'est ce que l'ingénieur compte faire de ses deux embar-

IlOBUR-LE-CONQUÉRANT.

Uncle Prudent laissa tomber la tabatière. (Page 150.)

rassants prisonniers? Prétend-il les garder en son pouvoir, le^ condamner à l'aviation à perpétuité? Ou bien, après les avoir encore promenés au-dessus de l'Afrique, de l'Amérique du Sud. de l'Australasie. de l'Océan Indien, de l'Atlantique, du Pacifique, pour les convaincre malgré eux, a-t-il l'intention de leur rendre la liberté en disant :

« Maintenant, messieurs, j'espère que vous vous montrerez moins incrédules ;i l'endroit du Plus lourd que l'air! »

UNE BONNE ACTION.

120

i>e snir venu... iPage 139.)

A ces questions, il est encnre impossible de répondre. C'est le secret de l'avenir. Peut-être sëra-t-il dévoilé un jour!

En tout cas. ce nid. l'oiseau Roliur ne se mit pas en quête de le chercher sur la frontière septentrionale de l'Afrique. 11 se plut à passer la fin de celte journée au-dessus de la régence de Tunis, depuis le cap Bon jusqu'au cap Carthage, tantôt voletant, tantôt planant au gré de ses caprices. Un peu après, il gagna vers l'intérieur et enfila l'admirable vallée de la Medjerda, ensuivant

[30 ROBUR-LE-* 0 NQU É R ÂNT.

son cours jaunâtre, perdu entre les buissons de caclus et de lauriers-roses. Combien, alors, il fit envoler de ces centaines de perruches qui, perchées sur les fils télégraphiques, semblent attendre les dépêches au passage pour les emporter sous leurs ailes!

Puis, la nuit venue, l'Albatros se balança au-dessus des frontières de la Kroumirie, et. s'il restait encore un Kroumir, celui-là ne manqua pas de tomber la l'ace contre terre et d'invoquer Allah à l'apparition de cet aigle gigantesque.

Le lendemain matin, ce fut Bône et les gracieuses collines de ses environs; ce fut Philippeville, maintenant un petit Alger, avec ses nouveaux quais en arcades, ses admirables vignobles, dont les ceps verdoyants hérissent toute celte campagne, qui semble avoir été découpée dans le Bordelais ou les terroirs de la Bourgogne.

Cette promenade de cinq cents kilomètres, au-dessus de la grande et de la petite Kabylie, se termina vers midi à la hauteur de la Kasbah d'Alger. Quel spectacle pour les passagers de l'aéronef! la rade ouverte entre le Cap .Mali fou et la l'ointe Pescade, ce littoral meuble de palais, de marabouts, de villas, ces vallées capricieuses, revêtues de leurs manteaux de vignobles, celle Méditerranée, si bleue, sillonnée de Transatlantiques qui ressemblaient à des canots li vapeur! Et ci fut ainsi jusqu'à Oran la pittoresque, dont les habi- tants, attardés au milieu des jardins de la citadelle, purent voir l'Albatros s i onfondre avec le- premières étoiles du soir.

Si l'ncle Prudent et Phil Evans se demandèrent à quelle fanlaisie obéissait l'ingénieur Robur en promenant leur prison volante au-dessus de la terre algérienne cette continuation de la France de l'autre côté d'une mer qui a mérité le nom de lac français, ils durent penser que -a fantaisie était satisfaite, deux heures après le coucher du soleil. Un coup de barre du limo- nier venait d'envoyer M Albatros vers le sud-est, et, le lendemain, après s'être 'li' la partie montagneuse du Tell, il vit l'astre du jour se lever sur les du Sahara.

Voici quel l'ut l'itinéraire de la journée du 8 juillet. Vue de la petite bourgade d (,, ryville, créée comme Laghouat, sur la limite du désert, pour faciliter

UNE BONNE ACTION. 131

la conquête ultérieure du Sahara. Passage du col de Stillen. non sans quelque difficulté, contre une brise assez violente. Traversée du désert, tantôt avec lenteur, au-dessus des verdoyantes oasis ou des ksours, tantôt avec une rapidité fougueuse qui distançait le vol des gypaètes. Plusieurs fois même, il fallut faire feu contre ces redoutables oiseaux, qui, par bandes de douze ou quinze, ne craignaient pas de se précipiter sur l'aéronef, à l'extrême épouvante deFrycollin.

Mais, si les gypaètes ne pouvaient répondre que par des cris effroyables, par des coups de liée et de patte, les indigènes, non inoins sauvages, ne lui épar- gnèrent pas les coups de fusil, surtout quand il cùl dépassé la montagne de Sel, dont la charpente, verte et violette, perçait sous son manteau blanc. On dominait alors le grand Sahara. gisaient encore les restes des bivacs d'Abdel-Kader. Là, le pays est toujours dangereux au voyageur européen, principalement dans la confédération du Beni-Mzal.

L'A Ibatros dut alors regagner de plus hautes zones, afin d'échapper à une saute de simoun qui promenait une lame de subir rougeâtre à la surface du sol, comme eût fait un raz de marée à la surface de l'Océan. Ensuite les pla- teaux désoles de la Chebka étalèrent, leur ballast de laves noirâtres jus- qu'à la fraîche et verte vallée d'Ain-Massin. On se figurerait difficilement la variété de ces territoires que le regard pouvait embrasser dans leur ensemble. Aux collines couvertes d'arbres et d'arbustes succédaient de longues ondulations grisâtres, drapées connue les plis d'un burnous arabe dont les cassures superbes accidentaient le sol. Au loin apparaissaient des o oueds » aux eaux torrentueuses, des forêts de palmiers, des pâtés de petites huttes groupées sur un mamelon, autour d'une mosquée, entre autres Metlili, végète un chef religieux, le grand Marabout Sidi Chick.

Avant la nuit, quelques centaines de kilomètres furent enlevées au- dessus d'un territoire assez plat, sillonné, de grandes dunes. Si 1 Albatros eût voulu faire halle, il aurait alors atterri dans les bas-fonds de l'oasis de Ouargla, blottie sous une immense forêt de palmiers. La ville se montra très visiblement avec ses trois quartiers distincts, l'ancien palais du Sultan, sorte de Kasbah fortifiée, ses maisons construites en briques que le soleil s'est chargé

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de cuire, et ses puits artésiens, forés dans la vallée, l'aéronef eût pu refaire sa provision liquide. Mais, grâce à son extraordinaire vitesse, les eaux